Auteur : [[Houria Bouteldja]] Connexion : Tags : --- # Note > [!accord] Page 4 Les esprits les plus sécularistes et les plus scientifiques commencent à converger avec les croyants. Ils partagent désormais un imaginaire commun : la fin est pour bientôt. ^feff83 > [!accord] Page 5 Ce monde est capitaliste. Ce monde, c’est la destruction du vivant. Ce monde, c’est la guerre. Il faut y mettre fin. Maintenant. Mais si le capitalisme est partout, les nations les plus responsables de la fin du monde sont, la plupart, localisées en Occident. C’est de là que j’écris, du cœur du capitalisme français. C’est là que mon désespoir s’épanouit. C’est là que mon espoir doit renaître, là que je dois envisager la fin de ce monde. > [!accord] Page 5 Nous avons l’Idée, le mythe mobilisateur. Nous connaissons l’Ennemi. Il nous faut maintenant une volonté collective et une stratégie globale pour « détruire ceux qui détruisent la terre ». C’est là que les choses se compliquent car les forces populaires capables de mettre fin à ce monde sont désunies, séparées, voire opposées les unes aux autres. Le pari, c’est de trouver le moyen de les unir. Les facteurs de la désunion sont nombreux mais parmi les plus structurels, les plus anciens et les plus effectifs, il y a la division raciale. C’est à ce nœud que je consacre ce livre. > [!accord] Page 5 Faut-il être fou pour s’obstiner à croire à la formation d’un bloc historique capable de s’organiser, de résister voire de prendre l’ascendant sur l’ennemi ? Un bloc qui réussirait l’unité de ses classes populaires, fort d’une stratégie de conquête du pouvoir et de l’État ? S’il y a bien une unité qui s’affirme dont le triomphe est annoncé, c’est celle de la suprématie blanche, dernier et ultime recours du bloc bourgeois occidental ébranlé de toutes parts par les crises sociales et politiques qu’il ne cesse de provoquer et qu’il aggrave jour après jour. > [!accord] Page 6 Mais depuis l’effondrement de l’URSS, la plupart des entraves géopolitiques sont tombées. Le capital jouit d’une liberté sans limites pour exploiter les hommes, la terre et l’environnement. Après la disparition de « l’empire du mal », il a fallu trouver un nouvel ennemi capable d’unifier contre lui le bloc impérialiste. La révolution iranienne, la montée de l’islam politique, puis les attentats djihadistes en ont fourni l’occasion, où s’est élaborée la base idéologique de cette unité. Car cette guerre nécessite l’union nationale du peuple avec ses dirigeants ou, pour le dire autrement, l’alliance de la bourgeoisie avec les classes subalternes blanches contre les damnés de la terre à l’extérieur, et contre les indigènes à l’intérieur. Tant que le consentement populaire est acquis, les forces de l’ordre, la police et l’armée restent à l’écart de la vie publique et laissent le gouvernement arbitrer. Mais si le consentement s’effrite, ce qui est la tendance qu’on observe dans l’abstention massive ou la révolte sociale, l’armée peut s’autonomiser et « prendre ses responsabilités ». > [!approfondir] Page 7 Dans ce contexte, où la gauche radicale et l’antiracisme politique sont devenus insignifiants, où la sociale démocratie qui faisait office d’amortisseur a été liquidée, où l’extrême droite s’épanouit et où les thèmes de l’immigration et de l’islam prennent une place centrale dans le débat public, il devient urgent de renouveler nos analyses sur l’État et sur le caractère organique de la race comme technologie d’organisation de la société. > [!accord] Page 7 Mon hypothèse est que la race est consubstantielle de la formation des États modernes. Dès lors, l’analyse consistant à opposer « racisme d’en haut » et « racisme d’en bas » ou à innocenter l’État en faisant du racisme une variable conjoncturelle manque de pertinence : il existe une relation dialectique entre les deux que l’idée gramscienne d’« État intégral » peut nous aider à comprendre. > [!information] Page 7 [[Antonio Gramsci|Gramsci]] définit l’« État intégral » comme une « hégémonie cuirassée de coercition » constituée des appareils d’État, de « la société politique » et de « la société civile ». C’est une unité dialectique des instances de la société civile et de la société politique, l’« ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consentement actif des gouvernés ». ^369279 > [!information] Page 8 [[Antonio Gramsci|Gramsci]] n’a jamais prétendu faire de l’État, de la « société civile » et de la « société politique » des absolus, c’est-à-dire des permanences échappant à l’histoire. Il a reconnu lui-même qu’il s’agissait de distinctions d’ordre « méthodique » et non « organique » > [!information] Page 8 D’abord, je reprendrai à mon compte la définition poulantzassienne selon laquelle « l’État n’est pas un bloc monolithique, mais un champ stratégique » qui « concentre non seulement le rapport de forces entre fractions du bloc au pouvoir, mais également le rapport de forces entre celui-ci et les classes dominées ». Ensuite, je limiterai l’analyse de la « société politique » aux organisations politiques et syndicales qui représentent l’opposition de classe au bloc au pouvoir. Enfin, la « société civile » sera envisagée sous la catégorie floue de « peuple », et de son unité constitutive dans les États modernes qu’on appelle « citoyen ». > > [!cite] Note > On à lu un article [en live](https://www.youtube.com/watch?v=So__WAVKro4&t=4007s) sur le sujet : [[Lénine, Foucault, Poulantzas]] > [!approfondir] Page 9 Ou, pour le dire autrement, comment espérer renverser les formes de l’exploitation capitaliste sans d’abord croire ? Sans croire qu’une foi, qu’un objectif et qu’une stratégie sont capables de former une nouvelle communauté politique, un « nous » révolutionnaire ? À cette fin, il m’a fallu identifier deux sujets révolutionnaires : les Beaufs et les Barbares. « Beaufs » et « Barbares » ne sont pas mes mots. Ce sont ceux du mépris de classe et du racisme. Ce sont ceux de l’ennemi principal. > > [!cite] Note > [[Une classe objet]] [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] ?? > [!information] Page 12 Il ne sera question ici que de l’État moderne, né du ventre de la modernité occidentale définie par [[Sadri Khiari]] comme une globalité historique caractérisée par le Capital, la domination coloniale/postcoloniale, l’État moderne et le système éthique hégémonique qui leur est associé. ^caf695 > [!accord] Page 12 Le rapport de race, c’est le vol, l’accaparement des terres et des ressources, le viol et la mise à mort des « peuples de couleur » qui aura pour finalité l’accaparement des richesses inestimables en amont du processus de production5. C’est de l’accumulation pure et c’est ce qui fonde le principe même de la colonisation des Amériques, de l’Afrique et de l’Asie. Puis sont venus la mise en esclavage et le travail gratuit. Le propriétaire achète un esclave comme on achète un outil ou une machine, il investit mais, ensuite, il extrait une plus-value maximale grâce au travail non rémunéré. L’esclave appartient au maître qui a droit de vie ou de mort sur lui et le nourrit uniquement pour reproduire sa force de travail. Si dans l’histoire du monde la mise en esclavage a pu être appliquée à toutes sortes de populations, quelle que soit leur origine, leur couleur de peau ou leur religion, sous le régime capitaliste, elle a concerné d’abord et principalement les Noirs, puis les « peuples de couleur ». La race se transforme dans le temps et l’espace en un moyen d’extorquer une plus-value, certes de plus en plus rémunérée, mais concurrentielle à celle extorquée au prolétariat blanc, à l’extérieur comme à l’intérieur des États-nations. > [!approfondir] Page 13 Le rapport de classe, c’est un compromis matérialisé par un contrat de vente-achat. Le patron achète la force de travail contre une rémunération. La force de travail est ici une marchandise qui produit une plus-value et permet une autre forme d’accumulation du capital. Le travailleur est dépossédé des moyens de production qui appartiennent au patron. Ce rapport de classe est un rapport qui historiquement lie des patrons blancs à des prolétaires blancs dans lequel le patron doit concéder une partie, certes infime, de son bénéfice. C’est ce qui distingue radicalement l’esclave du prolétaire. > [!information] Page 13 Le rapport de genre, c’est un rapport implicite, non formalisé qui lie la femme au patron de son mari. Sous le régime capitaliste, le rôle de la femme est de reproduire la force de travail. Elle nourrit, blanchit, soulage le travailleur affectivement et sexuellement. Elle enfante la future force de travail, et ce sans rémunération. Ce travail qu’elle accomplit gratuitement contre le gîte et le couvert fournis par son mari représente une extorsion de plus-value qui accroît la marge capitalistique. Les féministes matérialistes ou marxistes ont largement documenté ce phénomène comme « l’un des aspects qui a conduit à l’établissement du capitalisme en Europe6 ». > [!accord] Page 13 Ces trois technologies d’extraction de la richesse s’articulent dans un enchevêtrement complexe qui variera à travers le temps et les mutations du capital mais continuent d’informer et de structurer le monde d’aujourd’hui. Jamais l’extraction de la plus-value n’a été aussi performante que sous le régime capitaliste qui ne tient sa longévité, son efficacité et sa cohérence qu’à sa capacité à structurer les relations d’exploitation à l’échelle mondiale et à les adapter aux rapports de force agissant sur le terrain tant local qu’international. > > [!cite] Note > Extractivisme > [!accord] Page 13 Ainsi, on ne trouvera dans les lignes qui suivent aucune trace de primat de la race sur la classe (ou sur le genre). On pourra même affirmer sans ambiguïté que la race est une modalité de la classe (et du genre) comme on pourra dire que la classe est une modalité de la race (et du genre). Il s’ensuit que la lutte des races est une modalité de la lutte des classes. Il s’ensuit aussi que la lutte des classes est une modalité de la lutte des races. Tout dépend du temps, de l’espace et des enjeux conjoncturels. Ainsi importe-t-il de tordre le cou à cette fausse contradiction selon laquelle il y aurait un primat de l’un sur les autres. > [!information] Page 16 Tout n’est pas tout à fait joué à l’époque et il est trop tôt pour affirmer, comme David Theo Goldberg le fait avec le recul historique, que l’État moderne n’est rien d’autre qu’un État racial9. Mais les bases de cet État sont posées : dès le départ, la race joue un rôle structurant. L’État racial oscillera toujours entre une version « naturaliste » et une version « historiciste »10. La première propose une conception biologique et héréditaire de la race, la seconde une conception progressiste selon laquelle l’indigène peut se réformer. Il est certes vu comme archaïque, mais sa rencontre avec l’Europe peut le libérer de cette condition. Nous le verrons, les deux versions, apparemment exclusives l’une de l’autre, ne seront que des adaptations stratégiques du mode capitaliste aux défis de l’histoire, aux transformations sociales et aux luttes, ou, comme l’écrit [[Sadri Khiari]], des expressions différentes de « la modalité idéologique de la lutte des races ». La première a dominé jusqu’au XIXe siècle, la seconde prend son élan avec l’émergence de la société industrielle et des États-nations, superstructures par excellence du système-monde capitaliste. > [!approfondir] Page 17 Les Grecs et les Romains, l’Islam et les Croisés, Attila et Tamerlan tuent pour se frayer un chemin dans un espace ouvert, continu et homogène et ce sont là des massacres indifférenciés propres à l’exercice du pouvoir des grands empires ambulants. Le génocide ne devient possible que par la fermeture des espaces nationaux contre ceux qui deviennent ainsi le corps étranger à l’intérieur des frontières11. > [!information] Page 17 Cette altérisation est naturalisée dès le départ. Les « Indiens » sont des sauvages. Ils sont des êtres à l’état de nature, fixés dans le temps, incapables d’évoluer, intemporels et confondus avec la nature. Cette logique qui consiste à déterminer les indigènes racialement de manière anhistorique préfigure le caractère naturaliste de l’État moderne durant son processus de formation. Beaucoup plus tard, [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], jetant un regard sur le passé colonial, s’en émouvra : C’est une chose extrêmement remarquable que, depuis tant d’années que les Européens se tourmentent pour amener les sauvages de diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils n’aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés12. > [!accord] Page 18 On ne s’étonnera pas que le sort réservé aux natifs puis aux Africains soit devenu un modèle parfaitement assumé par Hitler et Mussolini. > [!accord] Page 18 Définir, classer, hiérarchiser sont rapidement devenus des modalités de pouvoir généralisables et mobilisables si nécessaire par les forces armées de coercition. Maintenir l’ordre, sécuriser et contrôler sont les fonctions premières de tout État. Les raisons en sont multiples mais avant tout économiques : le contrôle des ressources et de la terre, l’accumulation de richesses, la constitution d’une main-d’œuvre corvéable à merci. > [!approfondir] Page 18 On peut même dire que la race est l’état primitif de la classe telle que nous la connaissons depuis le XIXe siècle13. En son fondement, la traite négrière. > [!information] Page 19 C’est d’abord aux Hollandais qu’on doit l’introduction du libéralisme dans les colonies américaines, eux qui supplantent les Espagnols et inaugurent le commerce d’esclaves à grande échelle. La bourgeoisie hollandaise, bien avant les bourgeoisies anglaise et française, rompt avec l’Ancien Régime et le système féodal et se lance à l’assaut du monde, installant ses premières colonies. La Hollande est alors le centre politique et idéologique de l’Europe où se forgent les premiers grands esprits libéraux. La bourgeoisie étant « la première classe de l’histoire qui a besoin, pour s’ériger en classe dominante, d’un corps d’intellectuels organiques15 », c’est en Hollande que les premiers écrits de Bernard de Mandeville et de [[John Locke]], tous deux pères du libéralisme économique, voient le jour. C’est aussi en Hollande qu’a été publié le Discours sur la méthode de [[René Descartes|Descartes]] où apparaît pour la première fois le fameux « je pense donc je suis » qu’Enrique Dussel, philosophe de la libération, interprétera comme un aveu : « Je conquiers donc je suis ». L’Angleterre, après sa « Glorieuse révolution », lui volera la vedette et lui arrachera le monopole de l’esclavage. ^837c1a > [!approfondir] Page 20 Qu’on me pardonne ce détour connu de l’histoire coloniale mais il est important de saisir ici que c’est la pression capitaliste, qui ne connaît aucune limitation dans le temps et dans l’espace, articulée à la concurrence entre bourgeoisies nationales qui va dessiner les contours des États et de leur rôle dans le mode de production. C’est l’État qui ordonne le champ des luttes, organise le marché et réglemente les formes de la division sociale du travail – comme de la division raciale du travail. > > [!cite] Note > Secularocène ?? > [!information] Page 21 C’est ainsi que, sous la menace réelle d’une unité de classe entre esclaves, pas encore vraiment noirs, et immigrants d’Europe, pas encore vraiment blancs, les classes dominantes feront des concessions en faveur des migrants dont le statut social sera rehaussé. Plus les pauvres migrants européens verront leur situation s’améliorer, plus la race deviendra effective comme détermination statutaire. Plus l’intérêt d’être blanc s’affermira, plus la séparation d’avec les Noirs sera irrémédiable. Dès lors le salaire de la blanchité17 devient, entre les mains des autorités légitimes, l’arme la plus redoutable de la contre-révolution en formant, entre les classes dominantes et les esclaves, une classe tampon soumise à une extorsion moindre de la plus-value qu’elle produit. Cette classe, ce sera celle des migrants venus d’Europe et fuyant la misère. Les Blancs en devenir. > [!accord] Page 22 Des États raciaux naturalistes, on passe progressivement aux États raciaux progressistes qui doivent s’adapter et résoudre un nouveau défi : celui de l’homogénéité raciale à l’intérieur de leurs frontières car, sous la pression des luttes, des guerres et des besoins en main-d’œuvre, les races cohabitent désormais à l’intérieur d’espaces politiques qu’il faut reconfigurer comme « nationaux » pour définir un nouveau partage. Cette nouvelle étape de la racialisation des État se fait ainsi au détriment des cultures régionales et traditions des multiples populations européennes, et bien entendu de tous les non-Blancs de la planète. > [!accord] Page 22 À ce titre, les lynchages de Noirs aux États-Unis entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle constituent une survivance mais aussi une résistance des suprémacistes blancs qui se font justice eux-mêmes, débordant les autorités officielles bien qu’ils bénéficient de la complaisance des gardiens de l’ordre. C’est la part du suprémacisme blanc qui n’a pas su s’adapter, voit sa domination absolue s’étioler et dont la frustration nourrira l’extrême droite américaine, l’aile radicale de la blanchité structurelle des nations occidentales – laquelle a autant valeur de repoussoir que fonction de normalisation de la blanchité légitime. Ainsi, les États raciaux sacrifient une partie de leur base et font place au progressisme et à la mission civilisatrice. On peut dès lors considérer le nazisme comme une incongruité du XXe siècle, presque comme le vestige d’une bourgeoisie en retard sur son temps et incapable de s’adapter. L’État allemand sous Hitler, naturaliste par excellence, est un anachronisme que viendra sanctionner sa défaite. La capitulation de 1945 donne raison aux empires « éclairés » et aux forces qui les gouvernent. Les États raciaux progressistes, l’Angleterre, les États-Unis et la France en tête, ont gagné leur pari. > [!information] Page 23 Barnave, le leader de la révolution bourgeoise, dira, rappelle [[Aimé Césaire|Césaire]], « que la Révolution ne sera pas exportée aux colonies ; plus précisément : que les hommes de couleur, même libres, seront exclus du bénéfice des droits politiques19 ». ^93d1ec > [!accord] Page 25 Ce qui va radicalement les distinguer des castes au pouvoir avant la révolution qui ne cherchaient pas à asseoir leur domination sur le consentement de la société civile. Autrement dit, les classes supérieures ont su créer une relation de type organique entre elles et les classes subalternes en donnant naissance à un peuple/nation qu’elles dirigeront et qu’elles organiseront. > [!information] Page 25 Cette transition du corporatisme de caste à l’hégémonie de classe est une véritable révolution dans la révolution. Elle consacre ce que [[Antonio Gramsci|Gramsci]] appelle le passage des revendications « éco-corporatistes » aux revendications « éthico-politiques ». C’est cette ambition transformatrice, dans le sillage des bourgeoisies hollandaise et britannique, qui développeront d’un côté l’État moderne et le libéralisme économique et de l’autre, les droits politiques et civils. C’est la notion de peuple qui créera ce lien organique dans le processus d’hégémonisation du pouvoir bourgeois. Et c’est précisément le caractère flou de cette notion qui lui donnera sa puissance en occultant les contradictions de classe au profit du sentiment national. Il faut considérer ce moment comme une étape clef de la formation de l’État racial qui se matérialisera par ce que [[Sadri Khiari]] appelle « le pacte racial ». > [!information] Page 25 Ce pacte est au cœur de la troisième République, république raciale et coloniale par excellence. Une république qui enfante l’État-nation, la superstructure en béton qui condense les nouveaux rapports de force au sein de l’État répartis comme suit : primat de la bourgeoisie sur les classes subalternes, primat des classes subalternes sur les races inférieures. De ces asymétries naissent les deux grandes oppositions au bloc bourgeois : avec l’émergence de la classe ouvrière, certes intégrée au projet national mais économiquement antagonique au pôle bourgeois, et avec celle des damnés de la terre, exclus du projet national et antagonique aux pôles bourgeois et prolétaire de par leur fonction dans la division internationale du travail. > [!information] Page 26 L’idée révolutionnaire de « peuple souverain » se heurte immédiatement et ce dès 1793 à ses propres contradictions. L’universalisme proclamé prend un coup dans l’aile dès qu’il faut identifier un peuple et décider qui en fait partie, quel est le territoire de sa souveraineté et qui sera bénéficiaire des subsides de l’État. Ce processus s’accompagnera d’une forte pénétration de l’État dans la vie sociale sous la forme d’un plus grand quadrillage administratif et policier. > [!accord] Page 27 Le lien structurel qui va solidariser les couches populaires blanches, de plus en plus blanches, avec l’État et les classes qui le dominent devient une réalité de plus en plus tangible. Ces mesures, en effet, s’appliquent à peine quelques années après la Commune de Paris et au plus fort de l’effervescence coloniale, soit quelques années après la conférence de Berlin (1885) qui scelle le destin de l’Afrique. La traite est abolie mais pas les appétits coloniaux. Les puissances occidentales se partagent le gâteau sans vergogne et ne peuvent se permettre de voir se multiplier les incendies, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, d’autant qu’au même moment la concurrence entre nations (et bourgeoisies) occidentales fait rage. L’unité nationale est un impératif économique mais aussi un impératif de guerre. C’est précisément à cette période que le pacte social, corollaire du pacte national, prend effet au sein des métropoles coloniales sous la forme de droits sociaux et politiques. Qu’on en juge : 1789 : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – France 1825 : reconnaissance des syndicats – Grande-Bretagne 1841 : interdiction du travail des enfants de moins de 8 ans – France 1853 : journée de travail limitée à huit heures pour les femmes et les enfants – Grande-Bretagne 1864 : droit de grève – France 1884 : reconnaissance des syndicats – France 1875 : droit de grève – Grande-Bretagne 1890 : repos hebdomadaire le samedi et le dimanche – Grande-Bretagne 1906 : un jour de repos par semaine – France 1910 : généralisation de la journée de travail de dix heures – France > [!approfondir] Page 27 Et Poulantzas de surenchérir : « Les camps de concentration sont une invention moderne en ce sens aussi que la chape-frontière se referme sur des “antinationaux” qui sont en suspens de temps, en suspens d’historicité nationale28 ». Les Juifs, les Tziganes ainsi que toutes les minorités produites par la nationalisation des peuples en savent quelque chose. Par ailleurs, la législation protégeant le marché du travail national, née sous la troisième République, consolidée dans l’entre-deux-guerres et sous Vichy, a été reconduite à la Libération29. > [!information] Page 28 Cependant, l’angle mort de Gérard Noiriel, qui analyse de manière chirurgicale l’émergence de l’État-nation, vient de sa sous-estimation de son caractère colonial et impérialiste qui en fait un État national et racial, l’impérialisme étant « consubstantiel à la nation en ce qu’il ne peut être qu’inter ou plutôt transnational des procès de travail et du capital30 ». [[Sadri Khiari]] est sûrement le théoricien décolonial qui a su le mieux mettre en évidence la matérialité historique de l’État racial : « Le pacte national social est aussi un pacte racial. À l’intégration nationale “gauloise” dans l’espace des frontières hexagonales s’est juxtaposée une intégration nationale coloniale enserrant l’appartenance au groupement statutaire “français” dans une appartenance à un groupement statutaire plus large, la civilisation blanche-européenne-chrétienne. L’identité nationale, construite à la fois par rapport à l’Europe et aux peuples colonisés, a ainsi incorporé deux ordres identitaires, partiellement antagoniques : l’un spécifiquement national, façonné autour du mythe de la France éternelle aux origines prétendument gauloises, l’autre, transnational, forgé autour de la suprématie blanche-européenne-chrétienne, aux origines prétendument grecques, avec comme première frontière les territoires français de l’empire. L’identité nationale française qui soude le pacte républicain et les politiques d’État, est donc à la fois une identité de nation et une identité d’empire, c’est-à-dire coloniale/raciale. La nation française est une nation d’empire31. » > [!approfondir] Page 29 On peut, comme René Gallissot, légitimement douter du fait que le développement du nationalisme xénophobe soit « une simple perversion de la colère des masses car l’intégration de la classe ouvrière à l’État-nation suppose un support matériel » que l’idée de « préférence nationale » permet de traduire par une priorité à l’embauche, au logement… > [!accord] Page 30 C’est qu’il faut tout à la fois contenir le communisme dont l’influence ne se dément pas depuis la révolution russe et les révolutions anticoloniales. Place donc au compromis historique entre le capital et le travail, entre une bourgeoisie aux abois et un parti communiste certes triomphant mais qui n’a pas réussi à prendre le pouvoir. Place à la social-démocratie. 1945 est l’année charnière d’une nouvelle page du pacte social/racial. Le 8 mai, la république est rétablie, l’État de droit succède à Vichy, mais commet des massacres coloniaux à Sétif et Guelma en Algérie faisant des dizaines de milliers de morts, ainsi qu’en Syrie et plus tard à Madagascar et au Cameroun. Toutes les contradictions de l’État racial sont cristallisées dans cette date du 8 mai 1945. > [!information] Page 31 L’Union européenne joue un rôle pivot dans le renforcement de l’Europe blanche dans le monde. Comme un aveu, la modification, le 10 septembre 2019, de la dénomination du poste de « commissaire européen à la migration » en « commissaire à la protection du mode de vie européen ». > [!accord] Page 31 Pour Hamid Dabashi, historiquement, l’Europe forme une « barricade » contre le monde33. La consolidation économique et politique des États-nations européens passe donc sans conteste par la consolidation de l’UE. Les groupes identitaires mobilisés derrière le slogan « Defend Europe » ne s’y trompent pas, la défense de la blanchité n’incombe plus nécessairement aux seuls États-nations34. Ainsi, le renforcement du racisme et de l’extrême droite dans l’UE ne se fait pas en dépit des politiques de l’Union mais bien à cause de celles-ci… D’ailleurs, l’extrême droite s’accommode désormais parfaitement de l’UE, caressant même l’espoir d’y devenir majoritaire (en Suède, Pologne, Hongrie, Italie, France peut-être…). > [!accord] Page 32 Si les bourgeoisies nationales avaient jusqu’ici réussi à universaliser leurs intérêts en associant la classe ouvrière à un pacte social/racial relativement équilibré, l’UE ne permet plus, dans le cadre de la compétition forcenée avec les puissances capitalistes émergentes, d’offrir les mêmes avantages aux classes subalternes à l’échelle européenne. L’UE est technocratique, antidémocratique et antisociale. > [!approfondir] Page 32 Ainsi brise-t-elle le consensus qui a fait la fortune de l’État-nation et crée des dissensions tant à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite de l’échiquier politique et au sein des classes sacrifiées. L’État ne repose plus que sur le pacte racial dont les gouvernants lucides craignent l’usure. En effet, comment garder le pouvoir et poursuivre méthodiquement la démolition du compromis historique entre le capital et le travail au profit du premier tandis que s’exacerbe une colère sociale qui vise d’abord la politique libérale du gouvernement et les institutions de l’État ? Réponse : en s’appuyant sur le racisme pour liquider l’État social. Mais c’est une solution à double tranchant qui peut autant favoriser une issue fasciste qu’une issue révolutionnaire. > [!accord] Page 34 Je m’attarderai sur les deux principales, le PCF et la CGT, qui sont les plus représentatives du rapport, qui a fini par se transformer en lien organique, entre les forces politiques et syndicales et la bourgeoisie impérialiste. > [!accord] Page 34 Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale. Exactement ce qu’ils pensent de la politique en général. Ici, point de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux ; quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial. > [!information] Page 36 La lutte contre la guerre du Rif a sans doute été le seul moment où le parti communiste s’est engagé dans une réelle propagande anti-impérialiste au sein même de la classe ouvrière, avec des manifestations et des grèves, ainsi qu’au sein de l’armée. Au Maroc, le PCF soutient ouvertement Abdelkrim. La CGTU appelle à faire grève « contre la guerre franco-rifaine et contre notre gouvernement responsable ». Cette grève politique réunit 900 000 travailleurs le 12 octobre 1925. La répression a été importante. Par ailleurs, plus de 1 000 soldats insoumis ont été traduits devant les tribunaux militaires39. Un appel de mars 1923 des Jeunesses communistes donne le ton : « Jeune ouvrier ! le drapeau tricolore, qui signifiait autrefois la liberté des peuples, est aujourd’hui le symbole de leur asservissement. En aucun cas, tu n’accepteras la fonction humiliante de gendarme contre-révolutionnaire40. » Des journaux communistes clandestins, distribués dans les casernes, proclament : « Soldats de France et d’Espagne, fraternisez avec Abd El Krim ». > [!information] Page 38 Évoquons encore les dockers qui refusèrent de charger des armes pour le Vietnam dans les années 1950, et leurs descendants qui firent de même lors de la guerre contre l’Irak en 1991. Citons les « soldats blancs de Hô Chi Minh », ces militaires français qui rejoignirent les rangs du Viet-Minh48 ; évoquons le marin Henri Martin embastillé pour avoir incité à l’insoumission ses camarades partant au Vietnam ; et Raymonde Dien condamnée en 1950 pour avoir bloqué avec d’autres un train de blindés destinés au Vietnam ; et Georges Boudarel, fonctionnaire communiste à Hanoi, qui a rejoint le Viet-Minh en 195049. > [!information] Page 39 En résumé, le proudhonisme reflète cette utopie petite-bourgeoise qui consiste à vouloir effacer les tares du capitalisme sans toucher au pilier du système, la propriété privée des moyens de production. Proudhon voit dans chaque aspect du capitalisme un bon et un mauvais côté. Neutraliser le mauvais côté, sans le détruire, par une méthode pacifique, sans lutte de classe, en trouvant un équilibre avec le « bon côté », c’est là toute la dialectique proudhonienne51. > [!information] Page 39 Ce goût de l’équilibre, de la mesure, ce pacifisme, ce rejet de la révolution nécessairement violente attirent aujourd’hui un Michel Onfray qui entend réhabiliter Proudhon contre Marx52. Onfray voit en Proudhon un homme du terroir, un vrai Français de la plèbe, tandis que [[Karl Marx|Marx]], de père juif converti et de mère hollandaise, marié à une aristocrate allemande, ne peut légitimement représenter le peuple. En 1911 déjà, l’extrême droite s’était emparée du personnage en créant le Cercle Proudhon, issu des rangs de l’Action française de Charles Maurras. Mêlant nationalisme et socialisme, ce cercle a constitué selon l’historien Zeev Sternhell le noyau fondateur de l’idéologie fasciste en France53. > [!approfondir] Page 40 Les « proudhoniens » (et Rosa Luxemburg avec qui [[Lénine]] polémique) envisagent les rapports entre politique et économie de manière mécanique, d’où cet « économisme impérialiste » pointé par [[Lénine]]. Ils refusent de voir que la libération des nations opprimées suppose une double transformation dans le domaine politique : d’une part, l’égalité absolue en droit des nations ; d’autre part, la liberté de séparation politique56. ^140d9b > [!approfondir] Page 40 Ce raisonnement mécaniste, cet « économisme impérialiste », est selon [[Lénine]] « analogue au vieil “économisme” des années 1894-1902, qui raisonnait ainsi : le capitalisme a triomphé ; par conséquent, il n’y a plus à s’occuper des questions politiques ! L’impérialisme a triomphé : par conséquent, il n’y a plus à s’occuper des questions politiques57 ! ». > [!accord] Page 41 Pour autant, avec le recul qui est le nôtre et malgré la clairvoyance politique qui était la sienne, on ne pourra pas délivrer un certificat de décolonialité absolue à [[Lénine]] tant sa défense de l’autodétermination des peuples opprimés était conditionnée par l’exigence de leur conformité aux intérêts du prolétariat international. Cette position qui suppose l’existence d’un prolétariat international « substantialisé », dont toutes les parties vivraient « simultanément » l’oppression capitaliste comme la lutte des classes, est une impasse. Ce tropisme restera déterminant dans toute l’histoire de la gauche blanche qu’elle soit révolutionnaire ou réformiste. « Qu’on ne s’y trompe pas, ce chauvinisme n’est pas antinomique de l’internationalisme, il en est même – à ce jour – la forme dominante. L’impérialisme est exportation de rapports sociaux, politiques et culturels. Il est exportation également des modalités, formes et contenus, de résistance à ces rapports sociaux, politiques et culturels58. » > [!information] Page 41 Jaurès et les réformistes ont parfois adopté une rhétorique anticoloniale et protesté contre certaines expéditions, comme celle au Maroc en 1907. Proudhon lui-même, à la fin de sa vie, regrettait les excès de Bugeaud en Algérie. Mais ils sont restés attachés à l’idée d’un impérialisme éclairé, dénonçant les « excès » du colonialisme, et défendant l’idée que la colonisation peut être pacifique et bienfaitrice. Ils ne développent donc aucune propagande pour que le prolétariat de France s’unisse aux peuples opprimés des colonies. > [!approfondir] Page 42 En 1914, la quasi-totalité des dirigeants socialistes de la IIe Internationale ont sombré dans la collaboration avec « leur » bourgeoisie impérialiste en votant les crédits de guerre, puis en participant aux gouvernements d’Union sacrée pour conduire la guerre. Toutefois, au sein même du camp internationaliste, une controverse opposait les tenants d’un certain pacifisme et ceux qui, comme [[Lénine]], fixaient comme tâche de transformer la guerre impérialiste en guerre civile contre la bourgeoisie. « L’ennemi est dans notre propre pays », proclamaient les internationalistes62. > [!accord] Page 43 La destinée de la IIe Internationale délivre une autre leçon des plus importantes. Les dirigeants socialistes qui ont rallié l’union sacrée ne voulaient pas comprendre la nature de l’impérialisme, ne cherchaient pas à saisir le lien entre question nationale et question coloniale. La « question nationale » se limitait pour eux au sort des nationalités « civilisées » d’Europe, les Polonais, les Hongrois, les Irlandais, les Serbes, etc. Un mur séparait l’Europe et le reste du monde, les Blancs et les Noirs, les « civilisés » et les « non civilisés ». Il revient à [[Lénine]] et aux bolcheviks d’avoir, au moins dans un premier temps, brisé ce mur parce qu’ils ont compris que l’impérialisme est le stade où s’est achevé le partage de tous les territoires du globe entre les plus grands pays capitalistes, où le maximum de profit provient de l’asservissement et du pillage systématique des peuples des autres pays, par la guerre et la militarisation de l’économie. > [!approfondir] Page 44 La catégorie de « classe » disparaît progressivement au profit de la catégorie de « peuple ». Un des traits majeurs de la doctrine, dont on a constaté les prémices dans les années 1920, est relatif à l’idée de la suprématie de la France : Thorez était convaincu de la supériorité du peuple français, de la démocratie française, de la république française, bref de la « civilisation française » à laquelle les peuples des colonies avaient intérêt à adhérer. Incapables d’atteindre l’émancipation par eux-mêmes ces peuples devaient attendre que le prolétariat de la métropole fasse « sa » révolution sociale. Mais attendre pour quoi ? Pour l’indépendance ? Non, car, une fois le socialisme instauré à Paris, les peuples coloniaux n’auraient d’autres choix que de s’unir à la France révolutionnaire. L’idéologie nationale/raciale retourne ainsi comme un gant le programme internationaliste : l’indépendance devient contre-révolutionnaire, puisqu’elle sépare la colonie de son sauveur, le prolétariat de la métropole. Les indépendantistes sont dès lors stigmatisés comme des ennemis du progrès, de la démocratie, de la révolution. > [!accord] Page 45 L’affirmation de ce lien de subordination est une constante depuis les années 1930, que ce soit sur le plan géostratégique (la colonie doit rester unie à la France), politique (la lutte nationale dépend des combats menés dans la métropole), organisationnel (le PCA doit rester inféodé au PCF). Aujourd’hui encore, la gauche a beaucoup de mal à admettre l’organisation autonome de l’immigration et de ses descendants, et se montre incapable de penser une stratégie politique anti-impérialiste. > [!information] Page 46 L’idée que la France est un pays plus avancé que ses colonies a définitivement imprégné la stratégie du PCF dans ces années 1930. Le parti soutient « la politique de grandeur française68 ». Le drapeau tricolore – défini quinze ans plus tôt comme « symbole de l’asservissement des peuples » – est brandi fièrement. Jeanne d’Arc est fêtée comme la « fille du peuple » (en référence à l’autobiographie de Thorez, Fils du peuple). L’expression « nation en formation » appliquée à l’Algérie n’était pas formulée par hasard. > [!approfondir] Page 48 lorsque les trusts trafiquent sur les marchés mondiaux. Le PCF inverse ainsi la formule du Manifeste de [[Karl Marx|Marx]] et Engels : les prolétaires n’ont pas de patrie. Pour lui, c’est le capital qui est apatride, les prolétaires devant quant à eux défendre la nation trahie par le grand capital. ^295b73 > [!information] Page 51 Les dirigeants du parti se sont même érigés en meilleurs défenseurs des militaires que la bourgeoisie elle-même, exigeant en cohérence avec leur politique coloniale que l’armée française se modernise. Devant l’Assemblée nationale, Duclos se plaint de la faiblesse de la production des armements lourds en France qui fait du pays « une puissance de second ordre84 ». L’opposition verbale à la guerre n’allait pas jusqu’à refuser les moyens de la guerre. Cinq jours après le vote des crédits militaires, le 27 mars 1947, Thorez, en tant que vice-président du Conseil, signe avec Ramadier des « Instructions » pour le nouveau haut-commissaire en Indochine, Émile Bollaert : si indépendance il y a, elle ne peut se concevoir que dans le cadre de l’Union française. « La France possède en Indochine des intérêts sur la défense desquels il ne lui est pas possible de transiger, ni de discuter85 ». Tout est dit. > [!information] Page 52 Les positions du PCF sur la guerre d’Algérie suivent la même logique. Elles sont suffisamment connues pour ne pas être développées ici : condamnation de l’insurrection du 1er novembre, difficulté à prononcer le simple mot d’« indépendance » auquel sont préférés les mots d’ordre au mieux creux de « Paix en Algérie » ou de « négociation », refus d’aider les patriotes algériens sur le territoire français. Il était interdit aux membres du parti de participer aux réseaux de soutien au FLN, ou même d’apporter la moindre aide pratique. La CGT refuse de mettre ses salles de réunion à disposition de l’Union générale des travailleurs algériens et ne tire plus ses tracts86. Or l’internationalisme prolétarien ne se réduit pas à dénoncer vaguement les crimes colonialistes, à réclamer « la paix », à apporter de l’aide humanitaire. C’est ce que les militants du FLN détenus à la Santé firent amèrement sentir au PCF lorsqu’ils refusèrent les colis du Secours populaire à Noël 1961 en déclarant : « Si c’est toute l’aide que la classe ouvrière française est capable de nous apporter, nous préférons nous en passer87 ». > [!accord] Page 53 Tout le proudhonisme et l’opportunisme des dirigeants du PCF sont résumés dans ces quelques lignes. La guerre d’Algérie est considérée comme une « affaire délimitée », la question coloniale comme une question de politique extérieure, lointaine, qui ne doit pas interférer avec les questions intéressant « la métropole ». Les intérêts des peuples coloniaux, « la partie », doivent être subordonnés à ceux du peuple français, « le tout ». Thorez imprime sur la stratégie du parti une hiérarchisation typiquement coloniale. Par ailleurs, l’unité avec les ouvriers socialistes est soumise aux conditions de ces derniers, qu’il ne faudrait pas incommoder. Pour terminer, l’objectif assigné n’est pas l’indépendance mais « la solution pacifique ». > [!approfondir] Page 53 Thorez reprend donc l’argument du « tout et de la partie » comme un brevet de léninisme alors que [[Lénine]] utilise cette formule pour expliquer que, dans certains cas, la lutte d’un peuple pour son indépendance peut être instrumentalisée par des nations réactionnaires, et ainsi entrer en contradiction avec la lutte plus vaste pour le socialisme. Le « tout » est ici le mouvement révolutionnaire mondial, et la « partie », par hypothèse, une lutte au bénéfice d’une puissance réactionnaire qui s’oppose au « tout ». Il faut alors préférer le tout à la partie. > [!approfondir] Page 55 Il faut en chercher la raison dans l’histoire de la constitution du syndicalisme français. Avec la création de la CGT en 1895, le syndicalisme s’est constitué comme un syndicalisme confédéré, c’est-à-dire un syndicalisme interprofessionnel et non corporatiste : son fondement est de construire l’unité de toute la classe pour surmonter la mise en concurrence des travailleurs les uns contre les autres, concurrence organisée par le patronat et l’État comme une véritable arme pour accroître l’exploitation. Dès lors, le militant syndicaliste est conduit à penser que toute discrimination à l’encontre d’un groupe de salariés sera tôt ou tard dommageable pour l’ensemble de la classe. Ces notions d’égalité, d’unité, d’intérêt supérieur de toute la classe ont profondément imprégné à ses débuts le syndicalisme confédéré représenté par la CGT. > [!accord] Page 55 L’obstacle le plus important au déploiement de l’internationalisme a bien sûr été la constitution des États-nations impérialistes au tournant du XXe siècle, qui a installé et gravé dans le marbre de la loi l’opposition nationaux/étrangers. Depuis lors, des législations successives n’ont cessé de conditionner l’utilisation de la main-d’œuvre étrangère à la définition et à la défense des intérêts de la main-d’œuvre nationale. La préférence nationale est devenue le principe organisateur de la politique d’immigration. Vieille d’un siècle, cette politique de l’État pour contrôler l’immigration a pour but de définir les indésirables et de protéger l’emploi des nationaux. > [!information] Page 56 En France, le syndicalisme cégétiste s’est divisé entre 1921 à 1936. Le courant révolutionnaire de la CGT (anarcho-syndicalistes et communistes), contraint de quitter la centrale, a constitué en décembre 1921 la CGTU (Confédération générale du travail unitaire). C’est dans cette CGTU que l’internationalisme a pu s’épanouir. La CGTU organise beaucoup d’immigrés (notamment indochinois et nord-africains). Elle met sur pied en septembre 1924 le premier Congrès des travailleurs nord-africains de la région parisienne. C’est l’époque des revues Le Paria et de L’Étoile nord-africaine91 qui paraissent dans un climat propice à l’internationalisme. La CGTU se prononce « contre tout refoulement et limitation de l’emploi de la main-d’œuvre immigrée, et pour la liberté complète des frontières », elle lutte contre les expulsions et pour l’égalité des salaires. Mais, car il y a un grand MAIS à cet internationalisme inachevé, elle s’oppose fermement à toute autonomie des luttes non blanches. Les syndicats noirs par exemple se sont vite vu opposer une fin de non-recevoir quand ils se sont constitués en toute indépendance. Dans Le Réveil colonial 92 en 1930, la CGTU dénonce avec force la création de ces syndicats. > [!accord] Page 57 Au troisième congrès confédéral de la CGTU de 1925, le délégué Racamond lance : « Il n’y a pas de patrie pour les travailleurs, il n’y a pas d’ouvriers étrangers en France. Il y a des ouvriers d’un même pays : Le Prolétariat96 ! » > [!information] Page 57 Remarquons que dès 1935, alors que la réunification CGT-CGTU était fortement engagée, le dernier congrès de la CGTU (septembre 1935) adopte une résolution sur la main-d’œuvre immigrée qui rompt avec les principes internationalistes des années précédentes : proposition d’un « statut des travailleurs immigrés » (qui a pour but de garantir une égalité des droits, mais qui en réalité en fait une catégorie à part dans la classe ouvrière), et constitution d’une commission paritaire de la main-d’œuvre étrangère auprès des Offices du travail (national et régionaux), qui ouvre la porte à un contrôle de l’emploi des étrangers cogéré avec le pouvoir. À la veille de la réunification, la CGTU se rapproche donc des positions de la CGT. > [!information] Page 61 Le succès de ce puissant mouvement de grève du début des années 1970 a conduit à changer les classifications hiérarchiques au bénéfice des OS, et à affirmer l’égalité des droits professionnels : il force les syndicats (au-delà des seuls militants internationalistes) à admettre que les immigrés « sont d’ici », qu’ils travaillent ici et qu’ils entendent rester quelle que soit la conjoncture de l’emploi, et à égalité avec les Français. La question de la concurrence est ainsi réglée, en refusant la « protection du travail français » et en affirmant l’égalité des droits. > [!information] Page 62 Cette autonomie s’est aussi affirmée lors des grandes luttes des résidents des foyers Sonacotra qui ont duré de 1975 à 1979. En 1978, au climax du mouvement, dans près d’un foyer sur deux les loyers ne sont plus payés. Les loyers abusifs étaient dénoncés ainsi que l’attitude des gérants, et l’absence de libertés. Plus fondamentalement, les immigrés réclamaient d’être reconnus comme des locataires autonomes, à part entière, et non comme des travailleurs « logés en foyer » sous la surveillance des suppôts du patronat. > [!accord] Page 62 On trouve dans une brochure de 1985, Le PCF et l’immigration, le propos suivant : « Le parti communiste est opposé au renvoi des immigrés qui sont en règle de séjour. Mais la loi doit être appliquée à tous. Les contrevenants, d’où qu’ils viennent, ont à être reconduits aux frontières dans le respect de leur dignité107 » – ce qui est exactement la position de Fabien Roussel aujourd’hui. > [!accord] Page 67 En revanche, que ce système, fruit d’un rapport de force violent et constant entre État racial/bourgeois et société politique, puisse générer un système démocratique – et par conséquent une société civile – fortement déterminé par les passions blanches semble moins intuitif quand seul le prisme classiste est retenu. Celui-ci est capital mais incomplet lorsqu’on admet les angles morts du geste électoral et ses déterminants de race. > [!accord] Page 67 L’homme doit être le plus indépendant possible de tous les autres hommes, et le plus dépendant possible de l’État112. > > [!cite] Note > Rousseau cité par poulantzas > [!accord] Page 68 Dès lors, il est une énigme qui reste à résoudre. Pourquoi la Révolution française, qui a marqué la fin de la féodalité et libéré le peuple de la vassalité à laquelle il semblait condamné pour l’éternité, a-t-elle donné naissance à une société civile composée d’individus séparés les uns des autres et acceptant de confier leur souveraineté à un État garant et même dépositaire de ses droits et libertés, engendrant ainsi une autre forme de vassalité ? > [!accord] Page 68 Robespierre ne clamait-il pas que le premier droit était le droit à l’existence ? « Que serait la liberté sans le droit à l’existence ? » répétait-il en chœur avec toute la sans-culotterie. Tout ce qui assure la préservation de l’existence est une propriété commune à la société entière. On le sait, la liberté des droits de l’homme a d’abord été celle de la propriété privée. Elle est au cœur du projet bourgeois et c’est là assurément que l’histoire a vrillé. La Constitution de 1789 affirme dans son article 2 que « le but de toute association est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Celle de 1795 : « La propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ». > [!accord] Page 70 On peut considérer que le sens réel du triptyque « Liberté, Égalite, Fraternité », c’est-à-dire son sens informé par les rapports de force capitalistes/impérialistes et non son sens idéaliste – authentique révolutionnaire mais écrasé par les progrès de l’hégémonie bourgeoise –, constitue le moteur idéologique de l’intégration de la société civile dans l’État racial intégral. > [!accord] Page 70 Les affects de l’individu qui forme la multitude de la société civile sont à l’image de la superstructure de cet État : Blanc, le citoyen votera pour l’empire. Français, le citoyen votera pour la préférence nationale/raciale. Individu, le citoyen votera pour ses intérêts propres et non pour ceux de son voisin. D’où l’isoloir qui garantit à son égoïsme un épanouissement total. > [!accord] Page 70 Ajoutons, pour reprendre la formule de [[Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], que citoyen et dépendant de cet État, il réclamera, tel un poussin avec sa maman, ses droits et ses moyens de survie, ce qui fera de lui un mendiant ; indépendant de ses concitoyens, il rechignera à la solidarité et au commun. Fier de s’être arraché aux appartenances communautaires, religieuses et politiques, il se vantera d’être un « électron libre » et se privera de la force collective qu’il pourrait représenter. Et quand enfin il agira, il sera ce fameux colibri qui fait sa part. La belle affaire. ^c0a51a > [!accord] Page 72 Il n’y a pas de réponse simple mais on pourrait faire cette hypothèse : l’extrême gauche est trop blanche pour les militants décoloniaux, elle ne l’est pas assez pour le citoyen français « de souche traditionnelle », enfant de l’État racial intégral. Elle est trop internationaliste et trop antiraciste. Elle ne défend pas que l’intérêt des « beaufs », elle défend aussi celui des « barbares », elle ne défend pas que l’intérêt des nationaux, elle défend aussi les immigrés et les sans-papiers, elle ne défend pas que les Français, elle défend aussi les peuples opprimés. Elle ne cherche pas des aménagements avec le capitalisme, elle veut son abolition. Elle est généreuse, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités mais, partant, elle entre en collision directe avec l’individualisme et l’esprit de propriété. Bref, elle veut – parfois à son insu – la fin du système qui produit les Blancs. > [!accord] Page 73 Ce faisant, il a entériné son impuissance. Il ne redeviendra pleinement emmerdeur que lorsque la blanchité aura été abolie, ce qui exige une rupture nette avec la collaboration de race entre petits et grands Blancs : que les petits rejoignent le camp des petits et des plus petits et que cet acte devienne désirable. Le terrain est miné car le petit Blanc doit alors combattre son propre strabisme qui le pousse à combattre à la fois contre le haut et contre le bas, contre les riches et contre les indigènes. Le terrain est miné car le petit Blanc doit affronter sa blessure intime : admettre que ce qui le révolte le plus profondément ce n’est pas tant qu’il y a plus pauvre et plus illégitime que lui, c’est que l’indigène, malgré tout, sait préserver une part de son être, de son identité et de son histoire et qu’il mourrait pour les sauver, ce dont lui, petit Blanc, a été amputé pour les besoins de l’empire, tirailleur de la première heure. Ce qui lui est intolérable, c’est de constater son immense solitude et sa propre misère culturelle – ce que d’aucuns appellent « l’insécurité culturelle » dont on attribue cyniquement la responsabilité aux indigènes alors qu’elle est produite par le grand capital. Cette culture qu’il a abandonnée au profit d’un cadeau empoisonné offert par des générations de bourgeois : la blanchité qui n’est pas une culture, qui n’est pas une tradition, qui n’est pas une esthétique, qui n’est pas une spiritualité, qui n’est pas une transcendance. Juste un trou, une béance dans laquelle il tombe indéfiniment à défaut d’affronter la seule question qui vaille la peine : qui suis-je sous mon manteau blanc ? > [!accord] Page 74 L’État racial intégral n’est pas l’État totalitaire car c’est le consensus blanc, y compris sous la forme de la tolérance raciale, qui en assure la pérennité. Ainsi, même les couches les plus subalternes et les plus méprisées y trouvent leur compte (relatif) à condition qu’elles sachent rester à leur place. On comprend mieux ce que [[Antonio Gramsci|Gramsci]] entendait par « pessimisme de la raison », lui pour qui l’État est cette « tranchée derrière laquelle se trouve une chaîne solide de fortifications et de casemates », cette « hégémonie cuirassée de coercition ». C’est tout un enchevêtrement de consentement et de coercition au service de l’hégémonie des classes dirigeantes qu’il faut affronter. À commencer par ce nœud qu’est la suprématie blanche qui unit le grand capital, l’État moderne et les classes populaires blanches. > [!accord] Page 75 Ainsi, l’État racial est indissociable de la lutte continue et résolue des classes dirigeantes pour leur hégémonie sur l’État. Il est indissociable de la lutte des classes qui s’y réfracte et y laisse son empreinte. Comme il est indissociable de la lutte des races (contre l’esclavage, la ségrégation, l’apartheid, le colonialisme, la police, les discriminations…). Les intérêts de race et les luttes qu’ils provoquent ont cependant été écrasés et masqués par le clivage qui oppose la bourgeoisie à l’un des groupes qu’elle exploite, le prolétariat blanc. Ce clivage, nous le connaissons sous le nom de l’opposition gauche/droite. > [!accord] Page 76 Si l’État racial intégral existe, alors le champ politique qui sert à organiser cette conflictualité spécifique existe aussi. Le premier accouchant du second. C’est ce qu’on a appelé « le champ politique blanc116 ». Continuer d’appréhender ce dernier uniquement sous le prisme d’une lutte des classes mondialisée et homogène, c’est entretenir un flou sur la matérialité des rapports de domination Nord/Sud et sur l’unité entre Blancs rendue possible par cette domination. Au contraire, identifier l’existence d’un champ politique blanc structurant tant le conflit entre Blancs que leur unité, c’est-à-dire le dépassement du conflit de classe par le suprémacisme blanc, met au jour la domination des classes dirigeantes sur leurs États respectifs mais aussi sur le système interétatique mondial. > [!accord] Page 77 Le consentement des masses blanches est acquis par leur intégration dans le circuit de la redistribution des richesses, par un rapport authentique à la nation qui leur doit la sécurité et la préférence nationale et à qui ils doivent loyauté et patriotisme, et par leur élévation au rang de « citoyens » obligés mais dotés de droits « inaliénables ». De ce point de vue, comme le souligne [[Sadri Khiari]], « il paraît complètement irraisonné d’affirmer que les classes populaires blanches ne seraient que des réceptacles idiots du boniment des classes dirigeantes destiné à les détourner de la lutte des classes. En ces temps de crise, les classes populaires blanches défendent leurs “acquis” et l’un de ces acquis est d’être blanc ». > [!approfondir] Page 77 [[Jacques Rancière]] a pourtant partiellement raison quand il affirme : « Beaucoup d’énergie a été dépensée contre une certaine figure du racisme – celle qu’a incarnée le Front national – et une certaine idée de ce racisme comme expression des “petits Blancs” représentant les couches arriérées de la société. Une bonne part de cette énergie a été récupérée pour construire la légitimité d’une nouvelle forme de racisme : racisme d’État et racisme intellectuel “de gauche” ». Même si les guillemets autour du mot « gauche », qui espèrent souligner une antinomie entre gauche et racisme, sont de trop, il est en effet injuste de n’accabler que les « petits Blancs », qu’une grande partie de la gauche intellectuelle et politique a longtemps stigmatisés comme tendanciellement plus racistes que la bonne société. Mais s’il est injuste de les charger complètement, il est aussi injuste de les exonérer. Ils représentent en effet l’un des trois acteurs de l’équation qui a permis l’avènement de l’État racial intégral. Ni leur bêtise ni leur intelligence n’entrent en jeu ici. Seulement la conscience de leurs intérêts immédiats. ^452f39 > [!accord] Page 77 Cet acteur est cependant le maillon faible de l’équation. Les « beaufs » qui représentent une partie subalterne de la société politique et une grande partie de la société civile sont la catégorie la moins fiable du consensus républicain. C’est là où l’idée partiellement vraie de racisme comme « passion d’en haut » aurait mérité un approfondissement. Que les classes dirigeantes occidentales aient un intérêt vital – et je pèse mes mots – au maintien de la suprématie blanche à l’échelle du monde et au maintien d’une tension raciale au sein des États-nations est indéniable. Que celle-ci soit constamment alimentée par les partis, organisations, intellectuels représentants la classe des possédants et les appareils idéologiques d’État n’est qu’évidence. Que les médias aux ordres soient le fer de lance du racisme d’État crève les yeux. On ne peut dès lors que souscrire à ce point de vue : « En fait, ce n’est pas le gouvernement qui agit sous la pression du racisme populaire et en réaction aux passions dites populistes de l’extrême droite > [!accord] Page 79 La révolte des Gilets jaunes nous en donne une parfaite illustration. À l’image de l’État, ils sont tendanciellement traversés par des sentiments racistes, homophobes et sexistes. Mais ce ne sont pas ces passions qui dominent leur révolte. Programmés pour considérer l’indigène comme leur ennemi intime, les voilà qui échappent à ce destin et enrayent la machine en s’en prenant à l’État et à ses représentants. C’est le « système » qui est en cause, la baisse de leur pouvoir d’achat, les institutions démocratiques qui les trahissent et les méprisent. > [!approfondir] Page 80 C’est que la blanchité, chez les Blancs, et les petits Blancs en particulier, n’est pas un absolu ni une ontologie. Elle est un rapport social constamment reproduit par les forces qui la favorisent, un rapport social contenu par les forces qui la combattent. Ainsi, les Blancs ne sont pas réductibles à leur blanchité et celle-ci se matérialise avec toutes les nuances possibles selon leur appartenance sociale et géographique, leur orientation politique, leur genre ou leur âge. Ils se sont solidarisés à leur État au cours de l’histoire longue de la formation du capital, mais ils n’en sont pas complètement captifs et leur loyauté est sujette à caution. C’est pourquoi les classes dirigeantes, qui possèdent la conscience la plus aiguisée de leurs intérêts, sont constamment aux aguets et se méfient d’un « collaborateur » qu’elles jugeront peu fiable. Si elles rechignent en général à frapper sur cette part du corps social qui lui assure sa légitimité et sa longévité, avec les Gilets Jaunes, elles ont craqué. Plutôt Hitler que le Front populaire ! Plutôt Zemmour que Mélenchon ! C’est le prix qu’une bonne partie est prête à payer pour tuer dans l’œuf toute menace contestataire au moment où le consentement se délite et où la crise démocratique s’accentue. > [!accord] Page 80 Il est fortement permis d’en douter. D’abord parce que les électeurs d’extrême droite des couches populaires ne se trompent pas de colère. Ils votent par conviction. Il n’est donc pas imaginable de tous les transformer. Quant aux autres franges populaires du corps social, qu’elles votent ou qu’elles s’abstiennent, leurs critiques du système politique ne sont que rarement un désaveu de la nation impérialiste. Elles expriment un reproche : celui de faillir à la promesse du partage, de détruire l’État providence et l’État de droit, mais jamais – ou rarement – elles en interrogent la nature et les conditions d’existence qui ravagent le Sud. > [!approfondir] Page 84 Paris méprise les beaufs. Cabu est monté à Paris. Cabu méprise les beaufs. Mais je n’ai pas besoin de lui pour me convaincre qu’ils sont méprisés. Ni de Paris. C’est un truc intime. Je vis leur déclassement comme une injustice, une anomalie, un affront personnel, presque une blessure. Je mets ça sur le compte de mes névroses de colonisée et un peu aussi sur un reliquat de larbinisme tapi au fond de moi. Comme le jour où, au quartier, avec un copain indigène, on commande un repas et que le livreur est un jeune ange blanc. Le type aurait été noir ou arabe, on ne l’aurait pas calculé, salam, salam. Mais là, dans la stupeur de l’instant, on le retient, envahis par un sentiment de culpabilité. « Attends, tiens, prends cinq balles ». On se regarde : « meskin123 ». Même sentiment envers les petits Blancs qui sont restés dans nos quartiers, obligés de vivre avec nous, comme une punition. Un sentiment partagé par beaucoup d’indigènes dans les cités, celui d’avoir pitié de ces Blancs qui ne peuvent pas se barrer, attachés à leur HLM comme la chèvre à son piquet. > [!accord] Page 85 Cette différence, c’est Maadou Killtran qui l’a dite le mieux : Les gilets jaunes qui demandent aux Noirs et aux Arabes de venir les aider c’est la meilleure vanne de 2018 !! Wesh dans les cités y a pas de travail, pas d’avenir, on grandit les uns sur les autres toute l’année, on prend des peines plus lourdes que des pédophiles pour des délits mineurs, les écoles c’est des zoos, on peut mourir ou se faire enculer pendant un simple contrôle d’identité… ET PERSONNE N’EN A RIEN À FOUTRE !!!!!! Sans compter que dans vos gilets jaunes y a sûrement un bon paquet de salopards qui aimeraient juste nous voir « rentrer chez nous »…. Vous nous crachez dessus, les wesh, la racaille, vous inscrivez vos enfants au poney pour pas qu’ils nous croisent au foot et maintenant on devrait bouger pour vous ???? Arrêtez le crack un peu. ON soutient mais on reste conscient que devant le tribunal entre le gilet jaune qui taffe à Tourcoing et le mec du 93 va y avoir un an de mandat de dépôt de différence. Allez bloquer la Bourse, bousillez la tour Eiffel, saccagez la place Vendôme faites ce que vous voulez mais croyez pas une seule seconde qu’on va servir de chair à canon. Même si j’ai quitté ma cité depuis très longtemps je reste un banlieusard et voir qu’on a besoin de nous juste parce que vous arrivez pas à foutre la merde vous-mêmes c’est du foutage de gueule. À tous les mecs de cité n’y allez pas, allez taper des go fast c’est le moment on s’en bat les couilles du SMIC124. La prose de Maadou Killtran fait mouche et dit si bien la différence de condition. Mais ce qui importe ici, ce sont ces deux mots miraculeux : « On soutient ». > [!accord] Page 86 Lors des émeutes de 2005 dans les quartiers, les petits Blancs étaient au mieux indifférents, au pire pressés que les flics en finissent avec la racaille, les casseurs, le désordre. Cherchez la compassion, vous ne la trouverez pas. Tandis que dans leur rapport aux Gilets jaunes, les quartiers ont été traversés par une tout autre nature de sentiments, plus diffuse où on pouvait trouver de tout sauf de l’hostilité. Il y avait de la compréhension et même une solidarité contrariée, mêlées à un sentiment de revanche et peut-être de jouissance perverse (« alors ça fait quoi de se faire haggar125 par les keufs ? ») et enfin un refus d’en être (« on n’est pas des tirailleurs », « c’est encore nous qu’on va accuser de casser »). Mais de l’hostilité, jamais. Si vous n’êtes pas convaincus, je vous invite à relire Killtran. Moi, je continue. > [!accord] Page 88 Ce qui est important dans ce petit rappel historique, c’est que les ancêtres des Gilets jaunes étaient autres – et ma foi très peu blancs. Autrefois, Bonaparte pouvait craindre l’opinion populaire quand il s’en allait coloniser au point de devoir user de subterfuges pour arriver à ses fins. Tandis que les menées impérialistes de Mitterrand en Irak, de Chirac en Afghanistan, de Sarkozy en Libye, de Hollande au Mali, de Macron au Sahel ne provoquent que l’indifférence quand elles ne sont pas tout bonnement approuvées. > [!accord] Page 89 Parce que rien dans la révolte qui a embrasé la France quelques années plus tard ne laissait le moindre doute sur l’indifférence sédimentée de cette catégorie du peuple de France. Excepté quelques rares moments d’épiphanie, la géopolitique de la France n’a jamais été évoquée et encore moins la question de la guerre ou de l’industrie de la mort. C’est cette indifférence culturelle au sort des peuples martyrisés par nos États, nos armes et nos multinationales qui est la plus troublante, la plus rageante et qui rend ardue la perspective d’un bouleversement de la conscience blanche. > [!accord] Page 89 Celle-là par exemple, à la portée de tous : les Français trouveraient-ils normal d’être bombardés au nom de la démocratie ? Trouveraient-ils normal que l’armée centrafricaine patrouille dans les rues de Toulouse, Paris ou Bordeaux et impose sa loi ? Trouveraient-ils normal que des puissances étrangères choisissent leurs gouvernants à leur place, destituent leurs présidents ou les tuent ? La réponse est tellement évidente que la question n’est jamais posée. > [!approfondir] Page 90 Mais le « beauf », aussi méprisable soit-il aux yeux des parvenus parisiens, met-il son « bon sens » au service de cette évidence ? Plutôt pas. L’indifférence est un trait de l’humanité blanche parce que tout Blanc, aussi pauvre soit-il, sait d’instinct que cet ordre lui est bénéfique. Les pauvres ou les déclassés – petits Blancs, prolos, classes moyennes – font partie de cet ordre et c’est avec eux qu’il va falloir composer. Composer avec une humanité qui n’aime que ses enfants. La BASE. Il est là le malheur. Il est là le nœud. Il est là le pari. > [!approfondir] Page 91 Lorsqu’ils font irruption sur la scène politique, les insurgés Gilets jaunes, ces petits Blancs des périphéries et des campagnes, brouillent brutalement un clivage dont la conflictualité la plus médiatique depuis quarante ans oppose essentiellement le pouvoir central aux banlieues indigènes. Les Gilets jaunes se sont interposés, tels des intrus, dans ce face-à-face qu’on croyait indémodable et qui écrasait toutes les autres contradictions. Surgis de nulle part pour réclamer leur part de dignité sur un plan social et identitaire, les Gilets jaunes ont exprimé dans leurs mots et leur mode d’action, anarchiques et désorganisés, quelque chose qui ressemble au slogan des Afro-Américains : nos vies comptent. Ce faisant, ils se revendiquaient comme les véritables victimes du système. En somme, plus victimes que les victimes préférées du pouvoir, des élites, du show-biz et des médias. Plus victimes que les non-Blancs. Ils étaient les véritables délaissés, les véritables laissés-pour-compte. Voilà qui avait de quoi déstabiliser l’indigène politique qui considère le sujet postcolonial comme la victime ultime de l’ordre social et qui voit tout Blanc comme lui étant statutairement supérieur. > [!accord] Page 93 C’est près de quarante ans d’antiracisme moral qui pèsent sur leurs épaules. Un antiracisme certes décrépit et même moribond mais l’esprit de Mitterrand, d’Attali, de Canal+ et de SOS Racisme continue de planer. M. et Mme Dupont, aux idées étroites et grossières (ils aiment Bigard et Sébastien et sont toujours en avance d’une grivoiserie), aux goûts douteux (ils écoutent Johnny et Sardou) et gavés de préjugés racistes, sexistes et homophobes, ce sont eux. Eux qui sont affichés lorsque l’extrême droite émerge. Eux qui sont accusés de cracher sur les Arabes et d’avoir parfois la gâchette facile. Eux qui doivent taire leur frustration lorsqu’ils s’estiment lésés au profit de moins légitimes qu’eux, eux qui doivent ravaler leur colère lorsqu’ils se font rabrouer ou agresser au collège par leurs « camarades » indigènes. Eux qu’il faut éduquer lorsqu’ils rechignent à marier leur fille à un Noir. Eux à qui s’adresse l’invective du Blanc sympa « touche pas à mon pote ». Eux qui paient le prix fort des politiques de pacification « antiracistes »… puisqu’ils en sont les principaux boucs émissaires. Pour le dire simplement, les pouvoirs publics se sont systématiquement défaussés du racisme structurel de l’État français sur le FN/RN et sur les petits Blancs, c’est-à-dire respectivement sur le garde-fou du racisme républicain et sur les derniers de cordée du système racial. À ces derniers l’obligation d’avaler les couleuvres et le devoir de « tolérer » leur basané prochain – un devoir qui, il va sans dire, ne s’impose nullement à la gauche caviar qui s’en sait dispensée grâce au fossé social qui l’en sépare – alors que l’indigène les nargue, ancré dans sa toute-puissance culturelle, sa foi intacte, sa beauté et sa capacité de révolte. Lui qui ose saccager les établissements publics, brûler les voitures, libéré de toute la bienséance qui s’impose aux braves gens. Ceux qui se lèvent tôt, travaillent plus mais gagnent moins. Au « va te faire enculer » qui leur brûle les lèvres mais qu’ils ravalent, s’oppose, magistral et insolent, le « nique ta mère » indigène outrageusement décomplexé et qui écrase tout. > [!accord] Page 95 C’est ce que prétendent les défenseurs de l’idée d’une « France périphérique133 » qui propose une nouvelle lecture des clivages territoriaux et oppose, non pas les cités d’immigration aux centres bourgeois, mais les métropoles incluant les banlieues à la France des périphéries et des campagnes. Les premiers seraient les bénéficiaires de la mondialisation, les seconds les victimes. On pourrait accorder du crédit à cette hypothèse si elle ne faisait pas des villes populaires des gagnants de la mondialisation heureuse, si elle ne construisait pas une complicité aussi imaginaire que délirante entre les banlieusards et les bobos. Or, c’est ce qu’elle fait. > > [!cite] Note > On à lu un article [en live](https://www.youtube.com/watch?v=Uf6R60sbTGY) sur le sujet : [[La France périphérique un an après un mythe aux pieds d'argile - AOC media]] ^0ba7a9 > [!accord] Page 96 Christophe Guilluy peut pérorer sur le fantasme d’une banlieue privilégiée, sa théorie ne résiste à aucune analyse matérielle. Comme son nom l’indique, le niveau de vie de la France d’en dessous de la France d’en bas est en dessous de celui de la France d’en bas. Ne lui en déplaise, les quartiers d’immigration sont globalement et de loin les plus pauvres de France. L’argent qui achète la paix sociale est contre-révolutionnaire. Avec cette manne, l’indigène est tenu en respect. Le système clientéliste achète tout, même la révolte. L’indigène reste tendanciellement le plus pauvre – dernier embauché, premier licencié –, il n’a pas les mêmes droits politiques et sociaux que les autres. Il n’a pas le droit de s’organiser en dehors du contrôle de l’État. Ses croyances sont criminalisées, ses lieux de culte sous pression. On s’essuie les pieds sur son sacré. Il remplit les prisons. Il meurt sous les balles de la police et en général n’a droit à aucun procès équitable. On dit de lui tout et n’importe quoi en toute impunité, on le traîne dans la boue et on l’accuse de tout. Enfin, il est comptable de tout crime commis par l’un de ses semblables. Du moindre fait divers jusqu’au Bataclan. Bref, on se demande ce qu’il fait là et on rêve de s’en débarrasser… > [!approfondir] Page 100 Car la masculinité c’est pour eux la garantie d’avancer, dignes et forts, dans un monde où les valeurs auxquelles ils sont attachés partent en lambeaux. Ce que montre Olivier Schwartz : Les canons de la virilité et de la masculinité ne se laissent relativiser que si les individus peuvent les échanger contre d’autres modes d’être socialement légitimes : c’est précisément ce qui ne va pas de soi dans les catégories ouvrières134. … et [[Pierre Bourdieu]] : J’essaie d’expliquer l’attachement aux valeurs de virilité, à la force physique, en faisant remarquer par exemple qu’il est le fait de gens qui ne peuvent guère compter que sur leur force de travail et, éventuellement, de combat. J’essaie de montrer en quoi le rapport au corps qui est caractéristique de la classe ouvrière est au principe de tout un ensemble d’attitudes, de conduites, de valeurs, et qu’il permet de comprendre aussi bien la façon de parler ou de rire que la façon de manger ou marcher. Je dis que l’idée de virilité est un des derniers refuges de l’identité des classes dominées135. ^48db69 > [!accord] Page 100 Les hommes blancs des couches populaires et les hommes indigènes font bien partie du monde capitaliste et hétérosexiste, ils y participent mais ne l’occupent pas de la même manière que les classes supérieures qui en récoltent le maximum de dividendes. Ils souffrent séparément du même mal : ils doivent assumer un mandat de masculinité qui s’impose à eux dans toute société hétérosexiste et qui produit chez les femmes de leur catégorie respective une haine des « dévirilisés », ce qui n’est pas sans ajouter à la pression. Ce mandat, ils le nourrissent à défaut d’une alternative qui pourrait les en libérer. Car cette alternative, si elle existe, seuls les hommes des classes supérieures en jouissent. Ils se délestent en apparence des attributs de la virilité les plus grossiers et mènent une vie plus raffinée, ce qui assure leur distinction. Une distinction qui se perpétuera aussi longtemps qu’ils seront capables de sous-traiter leur virilité à un État impérialiste et belliqueux qui fait le job à leur place. Ainsi, les mâles, petits Blancs et indigènes, souffrent séparément du même mal, disais-je, mais ils sont eux-mêmes en compétition : les hommes blancs contre les hommes indigènes qui se disputent un honneur que seules les idéologies les plus funestes (extrême droite ou djihadisme) sont en capacité de satisfaire faute de clairvoyance politique au sein d’une gauche qui peine à les toucher empêtrée qu’elle est dans un progressisme abstrait et hors-sol. > [!accord] Page 106 Seul Mélenchon a tenté de sauver l’honneur en s’accrochant à un bateau qui prend l’eau de toute part. Avec la foi du charbonnier, il a trouvé son chemin de Damas. Il a pris un risque : il s’est sali les mains. Car prendre le parti des musulmans c’est prendre le risque de devoir assumer le prochain crime de sang perpétré par l’un des leurs, c’est subir les foudres de « l’avantage moral » dont la partie adverse fera son miel. J’ai dit une fois, à une indigène traumatisée par le risque de la récupération, que Mélenchon était un « butin de guerre ». Qu’il y avait une part de nous et de nos luttes en lui. L’expression ne m’a pas échappé. > [!approfondir] Page 106 Lorsqu’un journaliste lui demande pendant la campagne présidentielle s’il faut rapatrier les enfants de djihadistes retenus en Syrie, il fait cette réponse stupéfiante que je cite de mémoire : Oui, il faut que nous récupérions « nos petits »145. Leurs parents doivent être jugés et punis mais, les enfants doivent être rapatriés. Nos petits. Les mêmes mots que ceux prononcés par la dame qui aime tant ses enfants mais là ils prennent un sens diamétralement opposé. Nos petits. Non seulement les enfants de terroristes (de quelque bord qu’ils soient au demeurant) restent des enfants mais ils sont aussi ceux de Mélenchon et de la France nouvelle qu’il se propose de diriger. Mélenchon aime les enfants des autres. Mieux encore, il aime les enfants de ses ennemis. Parce que les enfants, dit-il, ne sont pas responsables des actes de leurs parents. Ce qui fait la grâce de ce moment, c’est qu’il est de raison et de cœur, humain, tranquille. Étranger au brouhaha ambiant. > [!accord] Page 107 Les mots de l’ancêtre tambourinent dans notre tête. « Il ne faut pas confondre alliance et subordination ». Et nous revoilà tout nus. Il faudra (presque) tout recommencer. Reprendre l’avantage. Mon vœu serait alors que l’expérience passée et la théorie politique décoloniale ne partent pas en fumée. Elles nous ont appris ceci : Avec les Blancs, petits et grands, au travers de leurs organisations ou de leurs représentations diverses, il faut toujours rester aux aguets. Ni complaisance, ni paranoïa. On est avec eux quand il faut l’être, contre eux quand il faut l’être, séparés d’eux quand il faut l’être. Soit bâtir une stratégie politique qui dépasse à la fois le séparatisme et l’intégrationnisme. Avec, contre, séparément, et on avance vers la Grande Alliance, vers la majorité décoloniale. La BASE. > [!accord] Page 108 barbares, il faut déjà commencer par ne pas se raconter d’histoires et prendre en compte l’asymétrie des affects. Je reprends le fil du chapitre précédent. Les « beaufs » se foutent globalement du racisme et de la répression policière des indigènes. Les « barbares » éprouvent des sentiments équivoques mais non dénués d’une certaine solidarité lorsque ces mêmes « beaufs » vivent, comme eux, une vie de gibiers à flics. Les premiers se foutent de l’impérialisme et de ses ravages. Les seconds en souffrent. Comme moi, le lecteur doit mesurer la difficulté du défi qui consiste à tirer une diagonale unificatrice fortement improbable entre les classes populaires des pays capitalistes avancés. Cinq siècles de civilisation, cent cinquante ans de nationalisme colonial, quelque soixante-dix ans de contre-révolution coloniale et quarante ans de montée du suprémacisme blanc nous observent. > [!accord] Page 109 La BASE, c’est l’asymétrie des affects. On ne peut pas être « tous ensemble » s’il n’y a pas une communion des indignations, une réciprocité des solidarités, une convergence d’intérêts. C’est cette lucidité qui a mis tant de militants sur la route de l’indépendance politique. C’est cette lucidité qui a contribué à transformer cette gauche et à imposer l’agenda décolonial. > [!approfondir] Page 109 Une partie non négligeable des forces sociales continuent de lire la réalité à travers les contradictions politiques matérielles – et c’est un luxe – tandis que la pensée décoloniale continue d’infuser et d’apporter sa contribution à la lecture des conflits sociaux. Il faut enfoncer le clou et aller à la recherche de l’intérêt commun, de l’unité, du bloc historique. « Tous ensemble, tous ensemble » oui, mais sur quel programme ? Tant qu’on sera infoutu de réveiller le corps apathique des abstentionnistes et de redéfinir une nouvelle dignité blanche concurrentielle de celle de l’extrême droite, toute tentative d’unité entre « beaufs » et « barbares » me paraîtra illusoire. Non pas que la dignité indigène soit secondaire mais l’inertie ou les démons de la première pèse le plus fatalement sur le devenir indigène. Aussi faut-il lui trouver un débouché autre que la résignation ou le racisme. C’est une tâche prioritaire. Cela commence par priver le bloc au pouvoir des leviers qui créent l’errance politique et le désespoir des petits Blancs dont l’extrême droite se sert pour accéder à leur âme et construire son hégémonie > [!approfondir] Page 110 Comme il faut économiser nos faibles forces et réserver nos munitions, il importe de viser juste et d’identifier non pas l’ennemi, que nous connaissons déjà, mais son talon d’Achille. Si la pérennité de l’État racial intégral est garantie d’un côté par son bras racial et de l’autre par son bras social, le défaut de la cuirasse est vite trouvé. C’est l’Union européenne. C’est elle qui déracine les classes populaires blanches, qui les prive de leur destin notamment par l’érosion continue de leur souveraineté et de leur pouvoir de décision. C’est elle qui menace leur pouvoir d’achat, qui les pressure et les jette sur le carreau. C’est elle qui trahit le pacte social. C’est elle le maillon faible de l’État intégral. Désormais, il faut voir grand, il faut voir loin. Au moins à hauteur d’empire. Le voilà l’ennemi commun : l’Union européenne ! Si tel est le cas, le seul lieu de repli acceptable pour le plus grand nombre est, contre toute attente, l’État-nation. Et si le caractère international des classes subalternes est l’horizon indépassable, elles doivent d’abord pouvoir se re-nationaliser puis se ré-enraciner pour se rapprocher des instances de pouvoir et recréer les conditions d’une hégémonie populaire. J’y reviendrai. Mais avant, une tâche primordiale nous attend. Car aucune entreprise de ce type, aussi essentielle soit-elle, ne réussira si elle n’est pas capable d’atteindre l’âme des gens > [!approfondir] Page 110 Et plutôt que de fuir le soralisme (ou les formes funestes d’islam politique) qui s’appuie sur des affects puissants, il faut en comprendre la logique pour le prendre à revers. À cet effet, les cris d’orfraie, les « plus jamais ça » ou encore les soliloques sur le ventre de la bête immonde ne seront d’aucun remède. Pour défaire la mécanique soralienne (certes déjà dépassée comme phénomène médiatique mais loin d’être enrayée comme réalité sociale), il faut, si je puis me permettre un écart sentimental, éprouver une certaine tendresse pour « ces gens-là ». Suffisamment pour accepter de patauger dans la boue avec eux et de se salir les mains. Or, aucun logiciel du champ politique de gauche n’est aujourd’hui programmé pour comprendre puis combattre efficacement ces affects dans leur grande ambivalence et leur apparente homogénéité : le besoin de nation et de virilité. > [!approfondir] Page 111 Certes, aucune de ces questions n’est simple à traiter car nous, militants décoloniaux, ne pourrons jamais défendre un projet nationaliste, antisémite, ou viriliste radicalement contraire à notre idéal de justice sociale et de fraternité. En revanche, nous pouvons envisager de puiser dans les masculinités subalternes blanches et non blanches et dans le besoin de nation des classes populaires des énergies sociales convertibles dans des projets révolutionnaires. Pour cela, il faut commencer par respecter les formes de dignité que revêtent ces masculinités ainsi que l’attachement au fait national des petits et des plus petits. Pour les abolir, il faut d’abord les considérer pour ce qu’ils sont : des refuges contre la terreur de la modernité. De là, identifier ce qui, dans le fait national, intrinsèquement hétérosexiste, oppose les bourgeois aux pauvres, puis s’engouffrer dans la brèche. > [!accord] Page 112 Leurs luttes, leurs révoltes et leur appartenance à l’aristocratie ouvrière à l’échelle du monde en ont certes fait à partir de la moitié du XXe siècle des citoyens relativement privilégiés et relativement épargnés par les guerres qui continuent de dévaster les autres mondes. Mais, leurs descendants n’ont pas tous accédé aux strates supérieures de l’échelle sociale. Si cet espoir les a habités dans l’immédiat après-guerre au moment où le pacte social/racial est scellé, s’ils ont pu le toucher du doigt pendant les trente glorieuses, les années 1980 et le fameux tournant de la rigueur ont tôt fait de refermer la parenthèse enchantée. L’État s’est progressivement désengagé des territoires enclavés, des campagnes et des périphéries abandonnant des populations entières dans des espaces sinistrés et économiquement traumatisés. L’ampleur de la désyndicalisation et le recul des organisations ouvrières ont fini de précipiter ces petits Blancs méprisés dans le camp de l’abstention, ou de l’extrême droite car elle seule gardait un rapport humain avec eux aussi fallacieux soit-il. On leur demande d’abandonner leur terre pour aller se faire métropoliser. C’est oublier que la mobilité sociale requiert des capitaux et que l’espace familial et territorial est un espace de solidarité et de culture. Tout cela a fait la fortune des polémistes d’extrême droite. La France authentique est la France du terroir, la France qui tient à ses traditions et à son identité contre la France des grandes métropoles, mondialisée et cosmopolite. Nonobstant le sous-texte raciste et le populisme hypocrite des droites nationalistes, une lecture anticapitaliste de l’abandon des classes populaires blanches n’échappera pas à un aggiornamento sévère à propos du dédain avec lequel les gauches ont balayé d’un revers de main les questions d’identité, d’attachement à soi et à des modes de vie, questions qui, contrairement aux apparences sont autant morales que matérielles > [!accord] Page 113 Mais Soral a fait autre chose d’encore plus remarquable. À travers son admiration équivoque pour l’islam, devinant l’attachement des musulmans à des formes de transcendance échappant à la logique moderne, séculariste et capitaliste, il a éprouvé le désert culturel des siens. Il a touché du doigt la fameuse insécurité culturelle au fondement du malaise existentiel des petits Blancs. L’effroi devant le broyage de la vie simple, des relations simples, des goûts simples et le besoin de valeurs absolues font la fortune de la mélancolie d’extrême droite qui dévoile en creux la sécheresse affective et spirituelle de ses adversaires. Ce sont pourtant des questions qu’il n’est pas impossible d’articuler à un projet d’émancipation et radicalement antifasciste. Encore faut-il dynamiser et dialectiser notre rapport à l’État-nation, à l’identité, à la culture et aux rapports qu’entretiennent les classes populaires blanches au drapeau. Avec pour objectif ultime de le dépasser, bien sûr, mais non sans passer d’abord par lui et sa part de lumière. Celle contenue dans la Révolution française et dans ses idéaux trahis mais toujours vivants. C’est une perspective risquée, semée d’embûches. Mais inévitable. > [!approfondir] Page 114 C’est aux colonisés que [[Frantz Fanon|Fanon]] s’adresse à l’aube des années 1960. Pourtant, lorsqu’il dit « camarades », il s’adresse bien à l’humain générique, n’est-ce pas ? Les Blancs auraient pu l’entendre. Mais non, pas que je sache. D’ailleurs, lorsqu’en 2005 les électeurs français votent « non » au traité constitutionnel européen (TCE), ce n’est pas parce que l’Europe « massacre l’homme partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde152 », c’est parce qu’elle s’apprête à trahir l’homme spécifique avec qui elle a pactisé et à qui elle doit protection et prospérité. À la différence de l’État-nation, l’Union européenne peine à capter le consentement des masses. En cause, son caractère foncièrement antidémocratique qui renforce l’exclusion des masses des centres de décision. En cause, le fait qu’elle ne soit qu’une internationalisation des intérêts des blocs bourgeois nationaux, leur propre prolongement au sein des institutions bureaucratiques qui privent les peuples européens et les classes populaires en particulier de leur pleine souveraineté. Si l’adhésion à l’État-nation était garantie par un contrat social/racial, l’Europe, elle, ne garantit que l’intégration capitaliste/raciale/impérialiste. Quid du contrat social ? Quid de la souveraineté populaire ? Le « non » des électeurs à la mise au pas maastrichtienne est cinglant. Le pacte racial transnational se désagrège. Pas pour les meilleurs motifs mais au diable la morale. Car au fond, peu importe les raisons qui forcent une partie des Blancs à vouloir quitter l’UE. D’où nous sommes, nous savons qu’il faut aussi faire appel à cet instinct de conservation. Même si ces Blancs n’ont pas de motivation morale supérieure à leurs intérêts de classe, leur intelligence et l’angoisse d’être broyés par la machine néolibérale peuvent les contraindre à faire des choix qui rencontrent les nôtres. Le territoire de la rencontre a possiblement ce nom. Sortie de l’UE. C’est là que pourraient se matérialiser concrètement le retour au cadre national et la possibilité de son dépassement, où pourrait se reformuler la souveraineté populaire et enfin se redéfinir une nouvelle géopolitique du monde que l’on pourra aussi appeler « désoccidentalisation des rapports internationaux ». Quittons donc cette Europe ! Qu’eux la quittent sur une base antilibérale, voire franchouillarde, et nous sur une base décoloniale, qu’importe, l’essentiel dans un premier temps est de la quitter. Tout sera alors possible. Le pire, entre autres, certes. Mais un pari ne vaut que lorsqu’il y a risque. ^aa456a > [!accord] Page 115 Soyons donc clairs d’emblée : il n’existe pas de Frexit intrinsèquement « bon » ou « mauvais ». La sortie de l’Union européenne peut tout à fait servir un agenda raciste et impérialiste, comme c’est le cas chez Boris Johnson et son Brexit. Sur l’Union européenne, nous sommes donc en quelque sorte « bloqués » entre son irréformabilité structurelle, une critique chauvine-nationaliste prônée par l’extrême droite, et l’exaltation d’une « Europe sociale » par la gauche. Cette dernière a cependant le mérite de vouloir s’attaquer au projet néolibéral de l’UE – qui touche aussi les indigènes de plein fouet. Elle peut servir d’appui pour formuler une proposition décoloniale générale prenant en compte tant les intérêts des « beaufs » que ceux des « barbares » partiellement convergents, partiellement divergents. ^493f27 > [!approfondir] Page 115 Et pourquoi ne pas le réenvisager après tout ? Il n’a plus le monopole de l’autorité politique mais il reste la matrice ultime des équilibres sociaux. N’est-il pas le cadre-refuge qui fait la fortune du RN et qui attire à lui une partie du prolétariat blanc ? Le cadre, qui, abstraction faite des régionalistes et des internationalistes (très minoritaires), incarne le plus et le mieux la dignité blanche ? N’est-ce pas à partir de ce référent qu’on pourrait et même qu’on devrait imaginer faire concurrence à l’extrême droite ? Et les barbares dans tout ça ? La majorité écrasante d’entre eux, essentiellement pour des raisons de race et de classe, n’a aucun intérêt particulier à défendre cette Europe des riches qui se clame en plus blanche et chrétienne, mais a un intérêt direct à la redéfinition d’une autre dignité blanche. Si celle-ci doit passer par un retour à l’État-nation entendu comme une transition vers son dépassement, pourquoi pas ? > > [!cite] Note > Régionalisme ?? > [!accord] Page 116 Ce sera nécessairement une politique des mains sales car il s’agira de contester aux différentes formes de nationalismes qui prennent parfois le masque de l’universalisme républicain la part orientable vers un projet « national-populaire », comme le suggère [[Antonio Gramsci|Gramsci]], articulé à une conception internationaliste qu’il ne faut à aucun moment perdre de vue. Pour cela, il faut oser ce retour au cadre national. En effet, si l’extrême droite française a de plus en plus de mal à arbitrer entre une Europe blanche, chrétienne, suprémaciste et un État-nation blanc, chrétien et suprémaciste, les classes populaires blanches, qu’elles soient d’extrême droite ou de gauche, sont plus tranchantes dans leur rapport à cette Europe qui ne leur garantit pas les mêmes protections et les mêmes avantages que l’État-nation. > [!approfondir] Page 116 Le vrai problème est celui du rapport de la classe ouvrière à la nation : rapport profond largement sous-estimé par le marxisme qui a eu tendance à ne l’examiner que sous l’angle de la simple domination idéologique de la bourgeoisie153. > > [!cite] Note > Poulanrzas, État pouvoir et socialisme > [!approfondir] Page 116 On nous rétorquera que l’État-nation représente l’outil d’oppression des indigènes et des politiques impérialistes par excellence. Exact. Néanmoins, si l’on part du principe que l’antiracisme se doit d’être politique – c’est-à-dire de poser la question du pouvoir pour lutter contre l’État racial intégral – alors la question de la sortie de l’UE – qui n’est rien d’autre qu’un super-État racial – est incontournable. Il ne s’agit pas de savoir si l’échelle nationale est meilleure que l’échelle européenne, mais bien quelle est l’échelle qui nous permet de lutter le plus efficacement contre l’exploitation et l’oppression. Le manque absolu de démocratie au sein de l’UE est l’obstacle principal à une mobilisation politique à son échelle. > [!accord] Page 116 De fait, de telles mobilisations se développent avant tout dans le cadre étatique et c’est donc au niveau de l’État-nation qu’il faudra s’emparer des leviers de pouvoir – ce qui est tout bonnement impossible dans le cadre de l’UE puisque les politiques nationales restent en grande partie déterminées par lui. Une sortie de l’UE n’est donc pas une fin en soi, loin de là, mais c’est une étape essentielle si l’on veut voir la lutte progresser. Je mens un peu quand je dis que ce ne serait qu’une étape. > [!approfondir] Page 117 Les « beaufs » ne se sentiront pas immédiatement concernés par un Frexit décolonial. Si un cycle vertueux devait s’enclencher, c’est un rapport de force indigène (ceux du dedans et ceux du dehors) qui permettra de les transformer. En l’état actuel des choses, il est plus sage de se concentrer sur ce qui peut susciter une adhésion immédiate et faire barrage à l’attraction de l’extrême droite auprès d’un public poreux à ses idées, ou tout simplement réveiller l’intérêt pour la chose politique parmi les plus décrocheurs. Cela passe par une politisation de la rupture avec l’UE. Cela implique de défendre des politiques de nature économique (la nationalisation de secteurs stratégiques de l’économie par exemple), sociale, législative et culturelle (la réhabilitation des langues et cultures régionales), pouvant accompagner une telle sortie de l’Union. Une rupture avec l’UE implique donc une réorganisation complète de l’État. Le retour à une monnaie nationale, dont les conséquences sont inconnues et incertaines, permettrait cependant de se ressaisir des leviers aujourd’hui inaccessibles d’une politique monétaire, dimension fondamentale de la souveraineté populaire > [!accord] Page 117 Reprendre la main sur les décisions politiques et économiques, voilà un axe central pour un Frexit s’inscrivant dans une politique antilibérale plus large. C’est même essentiel si nous souhaitons mener une politique s’attaquant réellement aux structures étatiques. On peut donc penser la souveraineté « populaire », non pas en partant du sens constitutionnel du terme « peuple », mais comme alliance des classes subalternes et des indigènes au sein d’agencements socio-spatiaux et institutionnels qui empruntent aux États-nations. Lutter pour un Frexit populaire implique donc une compréhension de la souveraineté, non pas comme un concept unilatéral, mais comme un concept relationnel, donc politique. C’est une telle alliance, entre indigènes et classes populaires blanches, qui peut faire d’un Frexit une sortie ouvrant la voie à un horizon décolonial. La sortie de l’UE n’est certainement pas une « solution miracle » qui permettrait mécaniquement de sortir du marasme politique que les crises sanitaires et écologiques dévoilent dans toute leur nudité, mais plutôt une étape s’inscrivant dans une lutte décoloniale plus vaste incluant le grand Sud qui est, aujourd’hui plus que jamais, indispensable à un bouleversement des rapports de force à l’échelle du monde. > [!accord] Page 118 Elle est dispersée dans le champ politique blanc. C’est aux forces révolutionnaires blanches d’élaborer une stratégie à leur endroit. Aussi, c’est à elles que nous devons nous adresser pour penser le bloc historique à défaut d’une autre altérité politique organisée. Mais parce qu’elle est notre alliée privilégiée, la gauche continuera d’être notre adversaire premier, même lorsqu’elle se réforme en notre faveur. Il faut continuer de la travailler au corps. Ses affects ne sont pas solubles dans les nôtres. En temps de crise, l’instinct de conservation blanc peut autant basculer à gauche qu’à droite et à vrai dire plus sûrement à droite. La blanchité est en déclin. Elle est donc dangereuse. En outre, l’absence d’un rapport de force décolonial augmentera la capacité de nuisance et d’attraction des forces blanches les plus réactionnaires. Alors que l’existence d’un front indigène autonome, structuré et combatif reste un facteur clef de l’unité. La lutte contre le racisme et l’impérialisme reste notre colonne vertébrale. Nous avons vu ce qui pouvait constituer notre commun. Mais persistent nos antagonismes. L’autonomie n’a de sens que si elle se met d’abord au service de l’intérêt des non-Blancs. En définitive, elle sera une composante de la souveraineté populaire à construire, condition indispensable d’une alliance véritable des beaufs et des barbares. Mais la proposition indigène ne pourra se contenter de n’être que politique ou qu’économique. Elle doit être spirituelle et contribuer à l’invention d’un nouvel imaginaire commun > [!information] Page 119 C’est contre cette « aristocratie » qu’un Frexit décolonial doit lutter, contrairement au Brexit de droite qui entendait renforcer cette domination blanche via un renforcement de l’État-nation. Il importe ici de pointer la manière dont l’UE cible directement et spécifiquement les indigènes, non seulement au sein de l’UE mais aussi dans le Sud global. Si la France – comme d’autres pays membres de l’UE – a depuis plusieurs années pris un virage répressif ciblant spécifiquement les musulmans sous couvert d’antiterrorisme, cela est à mettre en relation avec les directives « antiterroristes » de l’UE. Dès 2004, la recherche a démontré que l’antiterrorisme post-11 Septembre était, dans les pays européens, fortement structuré par l’UE158. On peut remonter plus loin : en 1973, avec la déclaration de Copenhague sur « l’identité européenne », les valeurs européennes ont commencé à devenir structurantes dans l’intégration européenne. Cette affirmation d’une pseudo-identité européenne n’a rien à envier au débat sur l’identité nationale de l’ère Sarkozy. L’exclusion raciale est au cœur du projet européen, et que dire du rôle crucial de l’UE dans l’exploitation du Sud global, en partie à travers des accords commerciaux, compétence par ailleurs exclusive de l’Union. La reconnaissance de la constitution de l’UE comme un bloc exploiteur est essentielle si l’on veut lutter contre l’appauvrissement du Sud de manière efficiente. Une sortie décoloniale de l’Union s’opposerait donc frontalement aux sorties nationalistes, nostalgiques de l’ancien empire colonial. Il faut au contraire inscrire un Frexit décolonial dans une nouvelle géographie politique, impliquant la solidarité et la fraternité avec les peuples du Sud et brisant la mécanique d’exploitation sur laquelle reposent les rapports asymétriques entre l’UE et le Sud global. > > [!cite] Note > Cf le pillage du thon en mer d'Afrique de l'est expliquer par bloom ^29d4b4 > [!approfondir] Page 120 La reconquête de la souveraineté populaire doit s’articuler à une stratégie pour un nouveau bloc populaire à même de renverser les rapports de force au sein de l’État racial intégral. Cela implique de rompre avec la collaboration de race. Cela implique aussi le consentement des classes subalternes blanches à cette rupture. Cela implique enfin que la rupture soit désirable. Pour le devenir, la résolution de la question sociale ne suffira probablement pas. La souveraineté populaire non plus. Elles seront des étapes nécessaires et même indispensables mais pas suffisantes pour contrebalancer les avantages de la blanchité. Il faut donner un sens plus profond à la dignité blanche. Les Blancs ne sont pas que des ventres à nourrir ou des citoyens avec des droits et des devoirs. Il faut redéfinir la blanchité. Et cette redéfinition, à l’instar du retour à la nation, sera elle-même transitoire. C’est la raison pour laquelle il faut envisager un retour à la blanchité tout en visant son dépassement. L’abolition de la race, si elle triomphe, passera, je le crois, par la réaffirmation d’une certaine dignité nationale. Qui a mieux compris cette idée que Poulantzas ? > [!accord] Page 121 Dans ce cas, il faut aller chercher à l’intérieur du Blanc, où il y a souvent un être opprimé, la part lumineuse qu’il faudra exalter même s’il faut endurer le brandissement du drapeau bleu-blanc-rouge et la Marseillaise. Car après tout, qui donne à l’hymne et au drapeau leur sens ultime ? Rien n’empêche les petits Blancs d’y réinjecter un sens révolutionnaire ! > [!approfondir] Page 124 En effet, C.L.R. James nous offre ses ancêtres mais pas « tous » ses ancêtres. Seulement ceux qui ont lutté contre l’esclavage. Il ne s’agit pas d’une filiation idéologique, ethnique ou biologique mais d’une filiation de combat contre une infamie. > [!approfondir] Page 126 Les déboulonneurs, les croyants, les communautaires sont des indigènes blanchis. Intégrés au pacte social à une place subalterne, mais intégrés quand même. Ni blancs ni damnés de la terre. Dès lors, comment véritablement se débarrasser de leurs « ancêtres gaulois » ? Le fait est qu’ils forment avec les Français « de souche » une « communauté nationale » et s’ils le nient, qu’ils s’expliquent, qu’ils crachent le morceau ! Pourquoi restent-ils ? POURQUOI ? Telle est la question sadique et fielleuse des lepénistes à laquelle il faut reconnaître quelque pertinence puisqu’elle nous embarrasse. > [!accord] Page 126 A contrario les Blancs, avec leurs fantasmagoriques ancêtres gaulois, dans leur grande majorité, ne semblent jamais s’identifier aux luttes indigènes et encore moins à leurs figures libératrices qui sont irrémédiablement autres. Toussaint Louverture est un libérateur d’esclaves, pas d’esclavagistes. Hô Chi Minh, un libérateur de Vietnamiens et le FLN, un libérateur d’Algériens, pas de Français. Pourtant, comme pourrait en convenir Sartre, toute victoire, tout progrès de la lutte anticoloniale a participé à « désensauvager » les Blancs. Tout recul, à les réensauvager. > [!accord] Page 131 Alors se révélerait à nous un ancêtre nouveau, un ancêtre inattendu, un ancêtre qui aurait le pouvoir de réconcilier ceux d’en bas, de les unir contre ceux d’en haut. Un ancêtre auquel nous pourrions tous nous identifier comme victime ultime de l’ordre capitaliste/impérialiste qui nous a tous produits, les uns comme damnés de la terre, les autres comme classe ouvrière exploitée. Et tous comme chair à canon. Un ancêtre synthèse. Un ancêtre qui pourrait nous révéler l’ennemi commun et braquer la lumière sur son visage. Car le tirailleur est aussi celui qui a contribué, par son sacrifice, à libérer les Français, malgré lui et contre son intérêt propre. C’est là une dette morale qui s’effacera aussitôt qu’il sera fait ancêtre, geste par lequel le peuple blanc le reconnaîtra pleinement comme une victime. Comme sa victime mais aussi comme part de lui-même. C’est comme ça et pas autrement que les Français peuvent obtenir le pardon du tirailleur Inconnu et se réaffilier à l’humanité générique.