Auteur : [[Philippe Pelletier]]
Connexion : [[Albert Camus]] , [[Élisé Réclus]]
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# Note
> [!accord] Page 10
Les deux hommes ont une démarche et une méthode intellectuelle proche. Ils correspondent voire travaillent avec des personnes de tout horizon dont ils ne partagent pas forcément les idées. Ils recherchent la concorde et non le conflit, au prix de désillusion chez Reclus ou de désespoir chez Camus.
> [!accord] Page 11
En fait, leur conception et leur expérience de l’Algérie articulent une approche du monde, qui leur vaut d’ailleurs à tous les deux incompréhension et hostilité quant à la question coloniale : après sa mort pour Reclus, déjà de son vivant pour Camus, et encore après sa mort.
> [!approfondir] Page 11
Parler d’eux ouvre la voie à d’autres voix du mouvement libertaire en Algérie, d’origine française, arabe, juive, espagnole ou autre qui, dès la fin du XIXe siècle, dénoncent les crimes de la colonisation mais aussi le jeu de l’État à diviser le peuple et les travailleurs en races ou en religions supposées irréductibles, des voix qui vont aussi alerter contre l’autoritarisme du nationalisme algérien incarné par des politiciens carriéristes.
> [!approfondir] Page 17
La nudité, Camus l’évoque et la pratique. À propos de L’Étranger – lorsqu’il considère que « Meursault, pour moi, n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres » – son affirmation est d’abord au sens figuré, mais elle peut être prise au sens propre, physique, comme le suggère la référence au soleil16. Camus s’imprègne comme Reclus de l’harmonie physique dans la nature. Les pages sensuelles de L’Été à Alger sont à cet égard célèbres.
> [!information] Page 28
Cent cinquante personnes seraient passées à Tarzout, dont plusieurs membres de la famille Reclus ainsi que l’écrivaine anticolonialiste Isabelle Eberhardt (1877-1904), fille d’un anarchiste russe et mariée à un musulman algérien.
> [!accord] Page 28
[[Élisée Reclus]] reste néanmoins critique envers les expériences du type Tarzout, car il considère prioritaire de rester dans la société pour la transformer par les luttes. Dans un écrit assez célèbre consacré aux colonies anarchistes, il affirme ainsi : « Les anarchistes se créeront-ils des Icaries en dehors du monde bourgeois ? Je ne le pense ni ne le désire »
> > [!cite] Note
> Bah voilà un anar basé
> [!information] Page 30
Grand lecteur de Lamarck, de Nietzsche ainsi que de [[Henri Bergson|Bergson]], qui fut son professeur de philosophie au lycée Henri-IV de Paris, admirateur de Montaigne mais aussi de Napoléon auquel il consacre un ouvrage, Élie Faure fait partie de ces libertaires individualistes qui, face à certaines réalités cruciales mais aussi par orgueil personnaliste, sont tentés par des voies autoritaires comme le fascisme (Janvion, Valois…) ou le communisme (Girault, Serge…).
^78c9f4
> [!information] Page 30
Accaparé par ses très nombreux voyages et conférences sur l’art dans le monde entier, il s’éloigne de la politique, mais, à la suite de l’émeute du 6 février 1934, il s’engage dans l’antifascisme. Il adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, devient membre actif du Comité pour la défense des mineurs des Asturies – une cause que Camus connaît bien puisqu’il y consacre une pièce de théâtre en 1935, interdite par le gouverneur d’Alger – et préside le Comité des Amis de l’Espagne, association prorépublicaine (1934-1937). Il écrit des articles antifascistes, tient un meeting aux côtés de Thorez, Vaillant et Cachin. En août 1936, il se rend sur le front espagnol, côté républicain65.
> [!information] Page 34
Mais Camus, qui se trouve dans une période d’« indécision », a besoin d’un « moment de calme et d’équilibre, ne serait-ce que pour écrire, et il décline l’offre79. Jean-Pierre Faure souffle à nouveau son nom à Pia, et [[Albert Camus]] est embauché comme journaliste. Il vient juste de démissionner du Parti communiste dont il fut membre pendant deux ans (août 1935-septembre 1937). Il s’est notamment opposé au fait que le parti renonce à la ligne anticolonialiste, suivant les injonctions de Staline pour un recentrage stratégique vers la gauche bourgeoise afin de renforcer l’Union soviétique sur l’échiquier international. Il publie de nombreux articles dans Alger républicain, en particulier sa fameuse enquête Misère de la Kabylie (juin 1939).
> [!information] Page 39
Concernant [[Élisée Reclus]], les géographes Yves Lacoste, Béatrice Giblin ou Axel Baudoin estiment, tout en lui reconnaissant sa dénonciation des exactions des conquérants coloniaux, qu’il se montre plus indulgent envers la colonisation française en Algérie que pour la colonisation britannique en Inde, et que, finalement, il adhère à certaines formes que l’on pourrait qualifier de « modernistes » du projet colonial94.
> [!information] Page 39
Ces reproches sont, pour partie, également adressés à Camus qui, comme le résume Jean-Pierre Ryf, subit un « réquisitoire en trois points » : « Il n’a pas fait de place aux Algériens dans son œuvre et les a même maltraités. Il a gardé le silence quand son statut de grand écrivain aurait dû le conduire à parler pendant la guerre d’Algérie. Il n’a jamais admis l’idée que l’Algérie puisse être indépendante »97.
> [!information] Page 40
Les reproches peuvent également être contradictoires. Prenons l’exemple de Jean-Marie Miossec à propos de la description des cités nord-africaines effectuées par Reclus dans le volume XI de la Nouvelle Géographie Universelle, qui n’hésite pas à sous-titrer « Des villes vides de leurs habitants principaux », mais qui signale pourtant à propos de Constantine que « Reclus met en scène des Arabes citadins »
> [!information] Page 41
Signalons d’emblée, comme nous le détaillerons plus bas, que le terme de « colonialisme » fait à peine son apparition du temps d’[[Élisée Reclus]] et que, a fortiori, celui d’« anticolonialisme » n’est alors pas connu, ce qui constitue une différence avec l’époque où vit Camus.
> [!approfondir] Page 41
Pour [[Élisée Reclus]], le terme de « colon », par exemple, désigne essentiellement les populations prolétaires en provenance de l’étranger qui viennent s’installer sur une terre pour la cultiver et en vivre – fidèle en cela à l’étymologie latine de colere (« cultiver »). Comme nous le verrons, il oppose ainsi « colonisation » à « conquête » (militaire ou commerciale).
> [!approfondir] Page 41
En revanche chez Camus, le terme de « colon » est synonyme de « grands colons », cette minorité fortunée qui cumule les pouvoirs économiques et politiques en Algérie, et qu’il distingue des « petites gens », des « salariés ou des commerçants ». Selon lui, comme il l’écrit dans L’Express en 1955, « 80 % des Français d’Algérie ne sont pas des colons »102.
> > [!cite] Note
> Hyper important ça, take de merde, mais à du sens à cette époque
> [!accord] Page 42
Pourtant, selon Jeanyves Guérin, « les mots “colonialisme” et “colonialiste” n’appartiennent pas à au vocabulaire habituel de Camus. Quand il en a usé, c’est tardivement, en 1955 et 1958. De même il utilise rarement ceux de “colon” et de “colonie”. Il n’aurait jamais développé une réflexion poussée sur le sujet, pas même dans L’Homme révolté »103.
> [!information] Page 42
Si l’on peut partager la première partie de cette assertion, la dernière soulève un problème car Camus s’interroge bel et bien sur ce qu’il appelle le « système colonial » qu’il intègre dans une réflexion plus vaste sur la question politique et éthique de la domination. C’est pourquoi il évoque les opprimés dans leur ensemble : « Les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres »104. Sur cette base qui adjoint à la question économique celle de la dignité, et donc du politique, « la longue violence colonialiste explique celle de la rébellion »105. De façon proche, [[Élisée Reclus]] décrit la colonisation algérienne comme s’insérant dans un rapport global de contrôle social et spatial.
> [!information] Page 43
Sur cet exemple précis des Juifs, il se démarque d’ailleurs des auteurs socialistes de son époque tels que Jean Jaurès qui, lors d’un voyage à Alger en avril 1895, désigne « la juiverie » comme l’exploiteur commun des colons et des Arabes, l’antijudaïsme étant alors fréquent parmi les socialistes et les radicaux algériens107.
> [!accord] Page 44
Que l’on puisse être en désaccord avec leur conception de l’Algérie coloniale ou post-coloniale est une chose, mais que, par mauvaise foi ou funeste dialectique, on en arrive à nier le fait que Reclus comme Camus aient dénoncé les drames de la colonisation et le sort des populations indigènes en est une autre…
> [!approfondir] Page 45
Axel Baudoin se trompe donc doublement quand, essayant de placer Reclus dans la lignée d’un supposé désintéressement de l’anarchisme vis-à-vis de la question coloniale (première erreur), il recherche des textes de Bakounine « sur le colonialisme » et sur « la question coloniale », et… qu’il ne les trouve pas, dit-il (seconde erreur)111. Certes Bakounine parle peu de l’Amérique latine ou de l’Afrique, et s’il reste concentré sur l’Europe, c’est par l’enjeu qui s’y déroule, à savoir l’essor de la première révolution industrielle, avec son corollaire : la prolétarisation et la constitution d’un mouvement ouvrier socialiste, une première fondamentale dans l’histoire. Mais, même au sein de cette Europe, ne décrit-il pas l’expansion historique des Germains au sein de l’espace slave, notamment dans L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale (1871) ?112 S’agit-il alors de colonisation ou bien d’autre chose ? Soulignons qu’à ce moment nous ne sommes pas encore à l’époque de la Conférence de Berlin (1884-1885) qui organise le partage du monde et qu’[[Élisée Reclus]] dénoncera comme un dépeçage par des charognards.
> [!information] Page 45
Au demeurant, Bakounine parle bien de l’Algérie, qu’il fait rentrer dans cette problématique germano-slave lorsqu’il évoque « l’application de la loi de Darwin à la politique internationale » : « C’est ainsi qu’il est permis aux Américains du Nord d’exterminer peu à peu les Indiens ; aux Anglais d’exploiter les Indes orientales ; aux Français de conquérir l’Algérie ; et enfin aux Allemands de civiliser, nolens volens, les Slaves de la manière que l’on sait »113. Notons qu’il parle bien, en les distinguant, d’exterminer, d’exploiter, de conquérir ou de civiliser.
> [!information] Page 46
Entre les premiers et les derniers textes de Reclus sur l’Algérie, on note également des inflexions. Au début, tout en pointant les exactions des militaires et de certains colons, il envisage le phénomène comme étant une partie d’un processus mondial malgré tout positif sinon inéluctable qu’est l’installation de prolétaires désireux de manger à leur faim, sur une « terre assez vaste pour nous porter tous sur son sein, assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance »114, avec l’apport de moyens modernes (scolarisation, santé, transport…).
> [!accord] Page 47
Par la suite, rapidement, [[Élisée Reclus]] voit les limites du processus colonial, constatant que les prolétaires colons ne sont pas exempts d’attitude dominatrice ou raciste, et que la logique de l’État, des militaires et des marchands l’emporte. Il dénonce alors « les fanatiques de l’empire colonial »118, ou encore les « crimes qui se produisirent en diverses occasions dans les armées coloniales et qui firent passer dans le monde une sensation d’horreur universelle »119.
> [!désaccord] Page 46
Il souligne l’évolution entre avant et maintenant. « L’Algérie a beaucoup plus reçu de la France qu’elle ne lui a rendu, et les habitants du pays quoique non traités en égaux ont à maints égards gagné en liberté depuis l’époque où commandait le Turc »115. Ce propos de Reclus ne doit pas surprendre. Même si l’on peut discuter du degré de l’oppression ottomane dans le passé – on sait que ce sujet fait actuellement l’objet de discussions d’autant plus âpres qu’elles peuvent masquer des enjeux idéologiques opposant, par exemple, un Occident chrétien intolérant envers les minorités religieuses contre un Orient musulman qui l’aurait moins été – le géographe anarchiste, en cosmopolite internationaliste, ne voit pas la situation que d’un seul côté. Le processus de colonisation affecte autant la colonie que la métropole. Non que Reclus rejoigne ici le débat entre libéraux et républicains sur les coûts, les inconvénients et les avantages de la colonisation pour un pays colonisateur. Il raisonne en effet en termes de progrès global pour les peuples. Il critique l’ancienne situation des habitants dans les oasis « devenue celle de véritables serfs », les guerres tribales incessantes et la condition des femmes « condamnées d’avance à être séquestrées comme le sont leur mères »116. Selon lui, les populations arabes en Algérie ont gagné avec la France quelque chose en liberté, soulignant aussitôt que ce n’est pas assez, que ce n’est pas encore l’égalité : ni en droit, ni en fait. Il proteste ainsi contre la nouvelle administration coloniale qui s’appuie « sur les chefs féodaux pour dominer les tribus par leur entremise »117
> > [!cite] Note
> Vraiment pas fan, même si matériellement c'est sûrement possible, je trouve que c'est très déplacer, voir carrément raciste de se permettre de dire ça. Clairement raciste même. Et ça effaces tous les crimes et horreurs qui se sont passés sous couvert de "libération", vraiment non take de merde.
> [!information] Page 47
Insistons sur le fait que l’anticolonialisme, au sens contemporain où nous l’entendons, n’existe pas avant le milieu des années 1890, voire le début du XXe siècle. L’historien Raoul Girardet l’a bien démontré120.
> > [!cite] Note
> Faudrzi vérifier, mais n'existe pas pour les habitant de la zone d'être ? Ça m'étonne que les habitants de la zone de non être ne soit pas anti coloniales (en tout cas une partie des habitants évidement)
> [!information] Page 50
Il écrit alors des propos décisifs. « Je reviens de l’Algérie avec l’horreur de la conquête, plus profond que je ne le prouvais avant. J’ai là souvent entendu répéter par des bouches guerrières : “Il faut les tuer tous !” que je tiens absolument à éloigner mon nom de la liste de ceux qui admettent le principe de la conquête. Protéger les indigènes par des lois françaises doit conclure qu’ils resteront sujets français. Si par ma peau, mon langage et mes mœurs, je suis solidaire des conquérants, je n’ai qu’une chose à faire à l’égard des indigènes : me faire pardonner ma participation au crime. Je n’ai que faire au milieu des “Protecteurs” : nous n’avons ni les mêmes sentiments, ni le même vouloir, ni la même expérience »131
> [!accord] Page 50
Comme le conclut Florence Deprest : « Affirmer les indigènes, berbères et arabes, capables d’une conscience politique, exposer comment le régime colonial évince leur(s) voix, c’est reconnaître qu’ils devraient avoir des droits politiques, non pas dans un futur hypothétique, mais maintenant, et voir qu’on les en prive. L’écrire, c’est ouvrir une brèche dans le principe de domination coloniale. Impossible à refermer, elle mine la séparation fondatrice sur laquelle reposent toutes les autres, et donc tout l’édifice colonial »132.
> [!approfondir] Page 51
Si Camus renvoie dos-à-dos la répression du gouvernement français et le terrorisme des nationalistes algériens, craignant l’engrenage de la violence qui empêcherait toute convergence des deux communautés, il soutient discrètement, avant et pendant la guerre d’Algérie, les avocats des combattants algériens menacés par la peine de mort, en usant de sa notoriété acquise pour obtenir la clémence du pouvoir, et généralement avec succès.
> [!information] Page 51
Pour Amar Ouzegane (1910-1981), d’abord communiste puis nationaliste, leader de l’indépendance algérienne, [[Albert Camus]] « avant son adhésion au PC était proche de la cause nationale. Il n’était pas un militant paternaliste, mais vraiment sincère »136. Ce refus du paternalisme que l’on trouve déjà chez [[Élisée Reclus]] correspond à une position de principe.
> [!information] Page 54
Qu’on ne se méprenne pas : la métaphore géographique recèle bien entendu une vertu pédagogique chez Reclus, mais elle rejoint surtout sa conception cosmopolite d’un monde où les ressemblances sont nombreuses, et les problématiques souvent similaires. Plus nettement encore : « De progrès en progrès, la civilisation européenne en est arrivée à la négation de son point de départ. Elle visait à la domination, à la prépondérance, et par ses conquêtes mêmes elle constitue l’égalité. Le monde entier s’européanise : on peut même dire qu’il est déjà européanisé »141. Autrement dit, dans la conception reclusienne et son vocabulaire, « Europe » est pratiquement synonyme de « modernité, et « européen » de « moderne ». Même si l’on peut trouver cette extension géographique abusive, elle retrace la course géographique de l’histoire en conclusion cosmopolite et universelle puisque, dans de nombreux passages, Reclus souligne combien les peuples hors de l’Europe ont hâte de se doter des outils modernes, comme les Japonais. Y voir un européocentrisme classique serait donc une erreur. Le monde européen n’est pas considéré comme supérieur en soi, mais comme prépondérant par la dynamique – bonne ou mauvaise – qu’il impulse.
> [!approfondir] Page 54
Reclus garde le qualificatif européen car, en tant que géohistorien, il tient à marquer les origines du phénomène et les caractères spatiaux de sa diffusion. Assurément, la terminologie peut être mal comprise. C’est pourquoi il recourt systématiquement aux termes d’« universel », de « cosmopolitisme » et d’« humanité ». Il est conscient que, désormais, le phénomène dépasse l’Europe. Il affirme ainsi que « l’équilibre, aujourd’hui, n’est plus européen. Il n’y a plus d’équilibre européen. Il ne peut y avoir qu’un équilibre “mondial” reposant, non sur la puissance d’un seul ou sur la jalousie réciproque des gouvernements, mais sur le respect mutuel des peuples et des individus les uns vis-à-vis des autres, aussi bien que sur la pratique commune de la justice »142. Ce propos, soulignons-le, est tenu à Alger en 1885, et c’est même la conclusion de sa conférence.
> [!accord] Page 57
Cette approche correspond à la défiance qu’éprouvent Camus comme Reclus à l’égard du nationalisme. Pour l’écrivain, « le nationalisme s’est jugé par ses actes. Les nationalismes apparaissent toujours dans l’histoire comme des signes de décadence. (…) Voilà pourquoi, avant toute considération, nous rejetterons le principe d’un nationalisme méditerranéen »
> [!accord] Page 57
Quant au savant géographe, il dénonce le « patriotisme expansionniste » ou encore le « patriotisme agressif \[qui\] s’est fait savant pendant le cours du dix-neuvième siècle, afin de donner plus de corps à cette illusion des nationalités »150. « Patriotisme » est le terme qu’il met à la place de celui de « nationalisme », qu’il utilise peu : cet « amour exclusif de la patrie, sentiment qui se complique d’une haine correspondante contre les patries étrangères »
> [!information] Page 63
La façon dont Reclus et Camus privilégient la mer les démarque d’autres auteurs de leur temps, en particulier, pour le second, de Charles Maurras qui penche pour la terre, l’attachement au sol, et qui donne la primauté au monde latin parce que terrien et non au monde grec puisque insulaire.
> [!approfondir] Page 68
C’est par ces mots qu’[[Élisée Reclus]] débute le chapitre trois (« La Méditerranée ») du premier tome de la NGU. Il met ainsi la Grèce au cœur du processus civilisationnel de cette région. Non qu’il ignore l’apport égyptien, mésopotamien ou phénicien qu’il évoque par ailleurs : il lui semble simplement que la dynamique de la culture moderne se situe-là. Notamment parce qu’elle est préchrétienne.
> > [!cite] Note
> Vision de colon un peu ? En tout cas d'occidental quoi
> [!accord] Page 70
C’est par elle qu’il dépasse le tropisme de l’absurde : « Au plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. Et non point d’ailleurs par vertu, ni par une rare élévation de l’âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où je suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie jusque dans la souffrance. (…) Et de même, aux fils indignes, mais obstinément fidèles, de la Grèce, qui survivent encore dans ce siècle décharné, la brûlure de notre histoire peut paraître insoutenable, mais ils la soutiennent finalement parce qu’ils veulent la comprendre »195.
> [!information] Page 74
[[Albert Camus]] se montre plus indulgent à l’égard d’Augustin d’Hippone, qu’il a étudié dans sa jeunesse. Il reconnaît en lui une universalisation du christianisme via la métaphysique, mais il se montre aussi très critique car il lui reproche l’idée d’un péché originel, la culpabilité des innocents, la notion de grâce et le principe de la transcendance208.
> [!information] Page 75
À la différence des géographies antérieures, comme celle de Malte-Brun, ou des géographies postérieures, comme celles du « choc des civilisations », la Méditerranée, pour Reclus, ne sépare pas les continents et donc les peuples210. Elle est « cette mer de jonction », déjà évoquée, « entre trois masses continentales de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, entre les Aryens, les Sémites et les Berbères », elle est « ce grand agent médiateur », sans lequel « nous tous Occidentaux, nous serions restés dans la Barbarie primitive »211.
> [!approfondir] Page 77
De même que l’échelle spatiale est vaste, de même que l’échelle temporelle est profonde, la marche du monde est géohistorique selon Reclus. Le monde connu s’est étendu à partir de la Méditerranée, des bords du Nil, de la Grèce puis de l’Italie, mais, au XVe siècle, il a « rompu le cercle en découvrant un nouveau monde par de là l’Océan. Le cycle de l’histoire essentiellement méditerranéenne était désormais fermé »222.
> [!approfondir] Page 78
La prise d’Alger par les Français en 1830 ne semble donc qu’un épisode de cette séculaire lutte pour la maîtrise de la mer par le biais de possessions littorales stratégiques. Et la conquête de l’intérieur constitue une sorte d’enchaînement qui se produit « par la force même des choses »225. L’idée de peupler des territoires extra-européens par l’installation de travailleurs et par la construction de nouvelles voies de communication soulignée par [[Élisée Reclus]] se place ainsi dans les flux et les reflux de l’évolution géohistorique. Elle n’est de surcroît pas incohérente avec la pensée socialiste de l’époque226. C’est la distinction majeure, adoptée par Reclus, entre « conquête » et « colonisation » qui a le plus souvent trompé les critiques contemporains. Car le géographe n’emploie le deuxième mot que pour se référer à l’émigration de travail des prolétaires européens qui emportent avec eux les idées dites « sociales » vers l’outre-mer. S’il parle donc de « colonies » avec une connotation parfois positive, il faut alors comprendre que l’Inde anglaise et l’Afrique occidentale française, par exemple, ne sont pas considérées comme des « colonies » mais, au contraire, comme des territoires conquis.
> [!approfondir] Page 78
Il distingue également la « colonisation officielle » des « colons libres », ces « immigrants \[désireux\] de s’établir à leur gré sur des terres achetées amiablement aux Arabes »227. La première est qualifiée de « déplorable », de « comédie » se changeant en « tragédie », la seconde est caractérisée par des « initiatives personnelles » avec ses « vaillants jardiniers et agriculteurs »228
> [!information] Page 79
Mais [[Élisée Reclus]], qui, on l’a vu, démissionne de la Société protectrice des indigènes et des colonies fondée par Leroy-Beaulieu, personnage qu’il qualifie par ailleurs d’« adversaire du socialisme »230, introduit une précision qui est davantage qu’une nuance. Partageant des arguments avec certains des républicains adversaires de la politique coloniale française de Jules Ferry, il estime en effet qu’il n’est « pas de nation à laquelle la politique coloniale n’ait été fatale », citant l’exemple de l’Espagne, du Portugal et des Pays-Bas. Il ajoute : « Au surplus, et je tiens à le dire à ceux que toucheraient peu les considérations de morale internationale, ce sont les nations dont les colonies sont les plus étendues et les plus puissantes qui ont les charges les plus lourdes »231. S’il s’en tenait là, il se rangerait du côté de ceux qui critiquent la colonisation parce qu’elle coûterait plus qu’elle ne rapporterait. Mais il ajoute aussitôt : « Ce n’est là qu’un seul côté de la question. Il en est un plus grave encore »232. C’est le fait que « les nations dotées d’un empire colonial deviennent rapidement les serves de leurs colonies. Ce n’est point la destinée de celles-ci qui est liée à la métropole : majeures, elles s’émancipent »233.
> [!information] Page 86
En intitulant sa conférence La culture indigène, la nouvelle culture méditerranéenne, Camus, souligne de son côté le sociologue Mohammed Seffahi, « reprend, pour le détourner et le retourner à des fins polémiques, un mot clé du vocabulaire colonial : celui, péjoratif en ce contexte, d’« indigène ». Il s’en sert d’une part pour afficher sa volonté d’intégrer la culture du “colonisé”, et d’autre part, pour revendiquer l’enracinement “autochtone” de ceux qu’on appellera plus tard les “Pieds Noirs”. Le tout sous la bannière d’une commune méditerranéité »256.
> [!approfondir] Page 89
À moins de pratiquer un apartheid entre bourgeois et ouvriers, entre colons européens et indigènes arabo-kabyles et musulmans, c’est par le fédéralisme libertaire qu’il faut passer, tout en résolvant la question économique, pour obtenir justice et liberté. Ce fédéralisme est un champ déjà forgé conceptuellement – par Proudhon ou par Bakounine en particulier – et pratiquement par la Commune de Paris, à laquelle se réfèrent Reclus comme Camus.
> [!accord] Page 89
Il ne s’agit donc pas d’une utopie ex nihilo – le mot même d’utopie est d’ailleurs souverainement dédaigné par Reclus comme par Camus qui ne l’utilisent que très peu, et pour la même raison (l’utopie néglige le réel au profit de l’idéologie) – mais d’une expansion, d’une réalisation, d’une émancipation de ce qui est déjà là. Là, dans l’espace.
> [!information] Page 90
Il existe pourtant « dans l’œuvre de Masqueray des pages au contenu étonnement voisin de la philosophie politique libertaire »262. Contrairement à la théorie de Fustel de Coulanges et conformément à ce que développent Reclus ou Kropotkine sur le rôle des cités et des communes en tant que lieux d’association des individus, de liberté et de culture, Masqueray affirme en effet que le principe fondateur des petites cités de la Kabylie, des Aurès et du Mzab se situe hors de la religion et hors de la famille.
> [!approfondir] Page 91
« Chaque soff \[ou parti de la majorité\] constitue une sorte de commune dans la commune. (…) Grâce à l’esprit de solidarité républicaine qui unit tous les membres du village, le dénuement y est inconnu. (…) On pourrait croire que cette société kabyle, morcelée en autant de petites démocraties qu’il y ait de villages, se trouvait sans force contre un ennemi du dehors. Au contraire, elle était plus forte que les petits États arabes centralisés, où la foule des sujets, suivant son maître, succombait ou trahissait avec lui. Dans le danger commun, les confédérations se formaient »265.
> [!information] Page 91
À son tour, [[Albert Camus]] évoque les Kabyles qui « ont vécu dans des lois d’une démocratie plus totale que la nôtre », référence implicite à la djemâa 266. Il s’appuie sur celle-ci pour promouvoir sa solution algérienne d’un fédéralisme articulé sur ce qu’il appelle le « douar-commune », « sorte de petite république fédérative inspirée des principes d’une démocratie vraiment profonde »267. Assez curieusement, quand les leaders nationalistes algériens critiquent Camus de n’avoir pas évoqué le peuple algérien et son sort économique ou social, ils oublient d’évoquer des textes comme Misère en Kabylie dont le titre résume à lui seul la préoccupation de son auteur.
> [!approfondir] Page 92
Certes les observateurs ont souvent fantasmé sur les Kabyles, et leur berbérophilie a pu apparaître suspecte car considérée comme agent dissolvant d’une nation algérienne sur le plan identitaire comme sur le plan politique (diviser pour mieux régner, dresser les Kabyles contre les Arabes au profit de l’État français). Mais on peut inverser le raisonnement : c’est parce que cette proto-anarchie menace leur pouvoir et leur futur pouvoir que les élites intellectuelles politiques arabes, et leurs alliés français puisant dans la gauche nationaliste, ont à la fois surévalué l’existence de cette berbérophilie et l’ont discréditée sur le fond.
> [!information] Page 92
Mohamed Saïl (1894-1953), le militant anarchiste algérien le plus connu, évoque également cette tradition libertaire des montagnes kabyles qu’il connaît bien puisqu’il y est né et qu’il y grandit jusqu’à son incorporation dans l’armée française au cours de la Première Guerre mondiale268.
> [!information] Page 92
Reclus comme Camus envisagent également le futur de l’Algérie. C’est même assez visionnaire chez le premier à une époque où personne ne parlait même d’autonomie à propos des colonies. Commentant l’exclusion de Camille Sabatier (1851-1919) – un avocat né à Tlemcen, député de l’Algérie française de 1885 à 1889 et siégeant au groupe de la Gauche radicale – du bureau de la Société protectrice des Indigènes, il lance une raillerie et une prophétie : « À la place de M. Sabatier, c’est un jésuite sans doute ou bien un traîneur de sabre qu’on a nommé. Que notre ami se range (…) parmi les indigénistes, je le comprends. Je l’approuverai même si les indigénistes concédaient aux indigènes tout le droit, y compris celui de nous mettre à la porte »270. Le géographe ajoute donc à sa propre déclaration des droits de l’Homme le droit du colonisé à chasser le colonisateur. On peut difficilement être plus clair et plus anticolonialiste…
> [!information] Page 94
Mais l’histoire restant ouverte, Reclus, comme le fera plus tard Camus, croit dans l’assimilation, terme qu’ils utilisent tous les deux, comme projet sociétaire. Les colons européens « venus prendre place sur le sol de l’Algérie à côté des Arabes et des Kabyles » participent à cette « œuvre de propagande consciente ou inconsciente » qui contribue « sinon à l’assimilation des peuples, du moins leur participation à une même science et une même culture »274. Et pas n’importe quelle assimilation : « l’assimilation graduelle des éléments naguère en lutte, et non pas cette assimilation qui consisterait à penser de la même manière, à ne parler qu’une seule langue, à se conformer aux mœurs et aux usages de la capitale, mais celle qui repose sur le respect mutuel et l’observation du droit à l’égard les uns les autres »275.
> [!information] Page 96
Pourtant, Camus publie, dès 1945, des propos qui reconnaissent le fait algérien : « Il convient (…) d’abord de rappeler aux Français que l’Algérie existe. Je veux dire par là qu’elle existe en dehors de la France et que les problèmes qui lui sont propres ont une couleur et une échelle particulières. (…) Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et misérable, où l’Occidental ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi les premières »282. « L’Algérie existe », « peuple arabe », « grandes traditions » : comment peut-on être plus clair ?
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« Si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français, en particulier, suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont, eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à la dépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre »283. « Purement arabe », « leurre de l’indépendance politique sans indépendance économique », peuple cosmopolite : on peut comprendre que les militants algériens parvenus aux postes du pouvoir dirigeant ne puissent admettre de tels propos, à l’instar du docteur Ahmed Taleb Ibrahimi qui affirme en 1967 à propos de Camus : « Il restera pour nous un grand écrivain ou plutôt un grand styliste, mais un étranger. Nous opprimés, fils d’opprimés, étions en droit de penser que le jour où nous prendrions les armes pour restaurer la liberté \[sic\] de notre pays et y instaurer la justice \[re-sic\], Camus (ce chantre de la justice et de la liberté) ne pourrait pas ne pas témoigner en notre faveur »284. S’ensuit une critique farouche de Camus accusé de n’avoir rien fait pour cette patrie, d’être resté silencieux (!) et de s’être cantonné dans un « confortable abstentionnisme »285
> [!accord] Page 99
« Quant au nationalisme » que l’anarchiste algérien Mohamed Saïl entend « souvent reprocher aux AIgériens, il ne faut pas oublier qu’il est le triste fruit de l’occupation française. Un rapprochement des peuples le fera disparaître, comme il fera disparaître les religions. Et, plus que tout autre, le peuple algérien est accessible à l’internationalisme, parce qu’il en a le goût ou que sa vie errante lui ouvre inévitablement les yeux »287.
> [!information] Page 100
Un demi-siècle plus tard, l’anarchiste algérien Mohamed Saïl semble renchérir sur le propos de Reclus : « Jusqu’à l’arrivée des Français, jamais les Kabyles n’ont accepté de payer des impôts à un gouvernement, y compris celui des Arabes et des Turcs dont ils n’avaient embrassé la religion que par la force des armes. J’insiste particulièrement sur le Kabyle, non pas parce que je suis moi-même Kabyle, mais parce qu’il est réellement l’élément dominant à tout point de vue et parce qu’il est capable d’entraîner le reste du peuple algérien dans la révolte contre toute forme de centralisme autoritaire »289.
> [!accord] Page 100
Une trentaine d’années encore après, en 1984, Lounès Matoub \[Lwennas Matub\] (1956-1998), chanteur kabyle assassiné pendant la guerre civile algérienne, s’adresse dans une chanson au « Président » pour lui dire « simplement et clairement que l’État n’a jamais été la patrie. D’après Bakounine, c’est l’abstraction métaphysique, mystique, juridique, politique de la patrie. Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie, mais c’est un amour réel, naturel, pas une idée. Et c’est pour cela que je me sens franchement le patriote de toutes les patries opprimées »290.
> [!accord] Page 101
Cela dit, Reclus, trop optimiste, se trompe – du moins pour la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle – quand il sous-estime la dimension identitaire et fondamentaliste de l’islam : « Le fanatisme de religion ou d’origine ethnique n’est qu’à la surface, on le sent bien : ce que l’on prend pour tel n’est d’ordinaire que l’amour-propre fortifié par la routine antique »293. Il ne pouvait certes pas prévoir combien la rente pétrolière de certains pays musulmans allait alimenter concrètement le fanatisme fondamentaliste.
> [!accord] Page 101
Tout en constatant la croissance démographique des musulmans partout dans le monde, il ne croit pas dans sa dimension guerrière et revancharde : « Oui, ceux qui se disent disciples du prophète augmentent en nombre chaque année, mais pour ce qui est de la ferveur religieuse, combien notre siècle est éloigné du temps où l’Islam guerroyait pour la conversion des peuples et l’extermination des infidèles ! »294. Il faut ici se garder de plusieurs risques de mésinterprétation. Appliquer rétrospectivement et donc anachroniquement à l’époque de Reclus la situation actuelle (post 11 septembre 2001, etc.) serait dangereux. On ne doit pas surestimer ou mal analyser le fondamentalisme belliqueux islamique qui, s’il existe, n’est pas, de nos jours, généralisé dans l’ensemble du monde musulman et qui, de surcroît, ne prend pas les mêmes formes selon les pays (l’Afghanistan n’est pas l’Iran qui n’est pas l’Irak ou la Syrie qui n’est pas l’Égypte…).
> [!accord] Page 102
En estimant que la puissance catholique est la plus forte de toutes les religions conforme à l’expansion européenne, Reclus propose une analyse encore juste à la fin du XIXe siècle mais qui ne l’est peut-être plus au début du XXIe siècle. Néanmoins, il ne se trompe pas sur la convergence objective et subjective des pouvoirs religieux : « Un fait capital (…), c’est que les défenseur de l’Église, quoique se détestant et se méprisant entre eux, ont dû pourtant se grouper en un seul parti. (…) C’est le catholicisme qui bénéficie surtout de cette concentration des forces rétrogrades vers la citadelle religieuse »297.
> [!information] Page 103
Plutôt qu’à la religion proprement dite, il s’en prend aux Églises, aux institutions religieuses, aux prêtres de pouvoir. Même s’il est devenu indubitablement athée aux alentours de 1850298, il respecte en effet la croyance des autres. Sur ce point, il est fidèle à la perspective tracée par Michel Bakounine qui, malgré quelques interprétations hâtives, est certes inflexible dans sa dénonciation du couple « Dieu et l’État » mais qui s’affirme également protecteur de la liberté de conscience299.
> [!accord] Page 103
Premièrement, le radicalisme musulman – le « zèle » des musulmans pour reprendre son vocabulaire – s’explique d’abord comme étant une réponse envers la domination « blanche » : « Les guerres entre mahométans et soldats des puissances chrétiennes n’ont jamais eu pour origine que l’attaque directe ou l’oppression de la part des Européens »300. Ce constat lucide, rare pour l’époque, visionnaire, mérite d’être souligné.
> [!approfondir] Page 105
Bien qu’il évoque avec précision l’hypothèse fondamentaliste, celle qui survient de nos jours, Reclus penche pour la seconde hypothèse. En cela se trompe-t-il totalement ? Car l’hypothèse « abandonniste », qui va caractériser les sociétés chrétiennes de la seconde moitié du XXe siècle, existe aussi chez les musulmans, dans certaines sociétés (Hui de Chine, Malaisie…) et au sein d’une large partie de l’immigration en Occident, même si elle connaît actuellement une phase de reflux (retour du port des voiles islamiques, des pratiques religieuses…). C’est également celle que postule, sur un plan plus politique, Mohamed Saïl quand il juge, non sans un certain optimisme, que « la religion qui, jadis, le pliait au bon vouloir du marabout, est en décadence, au point qu’il est commun de voir le représentant d’Allah rejoindre l’infidèle dans la même abjection. Tout le monde parle encore de Dieu, par habitude, mais en réalité plus personne n’y croit. Allah est en déroute grâce au contact permanent du travailleur algérien avec son frère de misère de la métropole, et quelques camarades algériens sont aussi pour beaucoup dans cette lutte contre l’obscurantisme. (…) La grande masse des travailleurs kabyles sait qu’un gouvernement musulman, à la fois religieux et politique, ne peut revêtir qu’un caractère féodal, donc primitif. Tous les gouvernements musulmans l’ont jusqu’ici prouvé »308.
> [!approfondir] Page 107
Pour les antithéocratiques Camus et Reclus, la perspective d’un empire religieux reste toutefois effrayante… C’est également le cas de Mohamed Saïl : « Le plus amusant de l’histoire, c’est que la bande des quarante voleurs ou charlatans politiciens nous représente le nationalisme d’outre-mer sous la forme d’une union arabe avec l’emblème musulman et avec des chefs politiques, militaires et spirituels à l’image des pays du Levant. J’avoue que le dieu arabe de nos sinistres pantiris d’Algérie a bien fait les choses, puisque la guerre judéo-arabe nous révéla que les chefs de l’islamisme intégral ne sont rien d’autre que de vulgaires vendus aux Américains, aux Anglais, et aux Juifs eux-mêmes, leurs prétendus ennemis »313.
> [!accord] Page 108
La prophétie de Camus vise juste. Car l’échec même du tiersmondisme, dont l’apparente unité masquait difficilement le ralliement de tel ou tel régime à l’un ou l’autre des deux blocs avec des conflits violents, se traduit de nos jours par une prolongation de cette sorte de troisième guerre mondiale tournante dans les pays du Proche-Orient : il suffit de songer actuellement à Israël soutenu par les États-Unis d’Amérique et à la Syrie soutenue par la Russie.
> [!information] Page 108
Camus a certes sous-estimé le fait national algérien en ne le pensant pas si vivace. Il l’a aussi jugé, comme tous les nationalismes d’ailleurs, car, pour lui, le nationalisme, c’est la guerre, donc les massacres – nationalisme que, à l’instar d’un Bakounine par exemple, il ne confond pas avec le patriotisme ou attachement à la terre des ancêtres. De même a-t-il minimisé, dans un premier temps du moins, la vigueur du colonialisme non seulement chez l’élite bourgeoise ou gouvernementale mais également au sein du peuple pied-noir qui condamne toute solution pacifique, à son grand regret. Ce qui explique son silence sur la question dans un second temps : à quoi bon mettre de l’huile sur le feu ou à expliquer ce que plus personne ne veut ou ne peut entendre ? Si [[Albert Camus]] recherche une solution pacifique, [[Élisée Reclus]], dans la veine de l’insurrectionnalisme anarchiste, n’exclut pas une autre voie : « L’histoire de l’Algérie prouve que là où les insurrections ont acquis une réelle importance, c’est non parmi les récitateurs abêtis \[les mystiques musulmans\], mais dans les tribus viriles ayant gardé pleine conscience de leur vie politique »315.
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Or il ne le fait pas. Il revient bel et bien à la période pré-chrétienne, pré-musulmane, et païenne. Le paganisme lui semble alors plus conforme non seulement à son propre tempérament mais également à sa vision sociétaire et politique. Il n’en fait pas non plus un nouveau dogme. Dès ses premiers textes, Camus fait profession d’incroyance, rejoignant ainsi Reclus. L’écrivain philosophe affirme à plusieurs reprises que « je ne crois pas à Dieu et je ne suis pas athée » ou encore « je ne crois pas en Dieu, c’est vrai. Mais je ne suis pas athée pour autant »322.
> [!approfondir] Page 113
Les observateurs algériens ou anticolonialistes arc-boutés sur une position nationaliste ou tiers-mondiste classique ont du mal à saisir les conséquences de cette distanciation vis-à-vis de l’héritage arabo-musulman, et à l’admettre326. Ils s’étonnent ainsi qu’[[Albert Camus]], bien que se revendiquant de l’Algérie, n’ait pas cherché à apprendre la langue arabe ou le berbère, qu’il n’ait pas truffé son œuvre de références à la culture musulmane, arabe ou kabyle. L’aurait-il même fait qu’un dénonciateur de l’orientalisme à la Saïd serait venu lui dire que, ce faisant, il aurait cherché à s’approprier la culture de l’autre pour mieux le dominer. D’ailleurs, Edward Saïd lui-même, rappelant que Camus, qui « a grandi en Algérie en jeune Français » et qui « a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne », prétend a contrario, et contre toute vérité, qu’« il semble en général les avoir esquivés, ou, dans les dernières années, traduits ouvertement dans la langue, l’imagerie et la vision géographique d’une volonté française singulière de disputer l’Algérie à ses habitants indigènes musulmans »327. Or non seulement Camus n’a pas esquivé les signes de la réalité coloniale, mais il l’évoque à partir de ce qu’il a vu et connu depuis son enfance, sans parler à la place des Kabyles ou des Arabes, ni des Juifs ou des Maltais.
> [!désaccord] Page 114
En outre, comme le rétorque fort justement le professeur Alek Baylee Toumi, le reproche adressé à Camus ne l’est pas à d’autres auteurs. On admet que « Mohammed Dib parle des Arabes, que Mouloud Feraoun ne parle que de Kabyles et de Kabylie, que Senghor parle du Sénégal et d’Afrique noire, que Faulkner parle d’Américains, que chaque écrivain parle de ses expériences personnelles, de sa famille, de sa tribu, de ses amis, et qu’on trouve cela normal. Pourquoi est-ce que cela devient subitement un crime dans le cas de Camus ? »328.
> > [!cite] Note
> Bah psk camus qu'on le veuille ou non, est un habitant de la zone d'être... Avec une vision occidental et donc un biais, alors on peut le laisser parler évidement, mais il n'empêche que sa situation a une importance
> [!accord] Page 114
En décrivant la situation de telle contrée kabyle ou de tel quartier d’Alger, Camus, comme Reclus, se fait observateur critique et passeur de révolte. Il est solidaire des Arabes ou des Kabyles, mais il ne se substitue pas à eux, position évidente chez un libertaire qui refuse l’avant-gardisme ou la délégation de pouvoir. Au contraire, c’est en présentant la situation telle qu’elle existe en Algérie auprès de ceux, Français de métropole, Européens ou Occidentaux qui ne la connaissent pas mais qui sont plus aptes à l’entendre de sa bouche et de sa plume, qu’il fait œuvre de solidarité.
> [!information] Page 114
En outre, [[Albert Camus]] ne se réfugie pas dans une tour d’ivoire européenne en Algérie. Dès son entrée en politique et dans le journalisme, il fréquente des militants algériens de diverses tendances, et pas des moindres : Ferhat Abbas (1899-1985), Mohammed el Aziz Kessous (1903-1965), Messali Hadj (1898-1974) dont il prend la défense à son procès en 1937. Ou encore des écrivains « engagés » à divers titre : Mouloud Feraoun, Amar Ouzegane, Mohamed Lebjaoui, Jean Amrouche…
> [!accord] Page 115
Dans la Revue méditerranéenne-Afrique du Nord, il titre même l’un de ses articles par « les progrès du nationalisme algérien »329. Il est donc incroyable de prétendre qu’il ignore les Algériens et leurs revendications !
> [!information] Page 119
Rappelons ainsi qu’[[Élisée Reclus]] se place dans le sillage de Bakounine et de la Fédération jurassienne. Bien que participant à des congrès anarchistes et pratiquant la solidarité au sein du mouvement, il ne participe toutefois pas aux rouages organisationnels et militants, au contraire de Pierre Kropotkine, son compère en géographie et en anarchie. Sa tolérance, avec celle de son neveu Paul Reclus, vis-à-vis de Ravachol et de ladite « propagande par le fait » n’en fait pas une référence majeure pour les militants syndicalistes révolutionnaires qui cherchent à se détacher de l’acte individuel, du type régicide, tyrannicide ou terroriste.
> [!information] Page 124
Autrement dit, « il y a lutte, lutte incessante, et la victoire définitive n’est point gagnée ». Fidèle à son approche en « progrès » et en « régrès », qu’il adapte de Vico, en la modifiant, puis de Proudhon, Reclus considère que le champ des possibles est ouvert. Cette lutte est celle de la liberté, de la justice et de la solidarité comme il le rappelle dans son chapitre conclusif de L’Homme et la Terre significativement intitulé « Le Progrès ». Le concept reclusien de progrès et de regrès rappelle l’approche camusienne pour qui il n’y a pas de synchronie dans la réalisation du progrès342. Sa conception en tant que prise de conscience de la solidarité active rappelle plusieurs passages de L’Homme révolté, mais Camus se montre beaucoup plus réservé que Reclus à propos des progrès scientifiques.
> [!accord] Page 125
Chez Reclus, bien qu’il ne le définisse pas explicitement ainsi, le mythe est quasi synonyme de religion qu’il entend ainsi : « ensemble de croyances illusoires et d’espérances chimériques, ces légendes incohérentes sur le monde visible et invisible, ces récits primitifs que la tradition recueille et que la puissance de l’hérédité transforme en dogmes absolus sont ce que l’on appelle la “religion” »347. Nul n’est alors besoin de l’existence affirmée d’un dieu pour qu’il y ait mythe et donc religion : « Australiens, Cafres, Hottentots, Polynésiens, qui pourtant ont une mythologie si complète et qu’il a été si utile d’étudier dans toutes les questions de mentalité, ont été classées jadis parmi les peuples dépourvus de religion » : à tort selon lui348.
> [!information] Page 126
Le point de vue reclusien est clairement « scientiste », en ce qu’il met en rapport l’incohérence scientifique des légendes : c’est le savant anarchiste qui analyse. En revanche, chez Camus, l’illusion et l’énigme en ce qu’elles attendent d’être incarnées par nous-même sont des moteurs humains. Ayant lu Sorel en entier, ainsi qu’il le signale, il pourrait pratiquement reprendre son idée du mythe en tant que thème socialement et politiquement mobilisateur, comme celui de la grève générale.
> [!accord] Page 127
On pense alors à la façon, chez Reclus, de postuler une continuité entre l’être humain, l’animal voire même les plantes et à son célèbre aphorisme qui forme l’épigraphe générale de L’Homme et la Terre : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ».
> [!information] Page 127
Mais quelle est cette nature ? Il n’est pas le lieu d’en tenter l’exégèse sinon pour dire sommairement que Reclus lui donne un sens très général, assimilable au grand tout, au « royaume du cosmos » comme chez Kropotkine ou, comme chez Bakounine, à la vie en général.
> [!accord] Page 129
Camus comme Reclus en arrivent alors à une conclusion identique en évoquant l’art comme succédané de l’histoire. Reclus attribue un rôle privilégié à l’artiste dans plusieurs passages de L’Homme et la Terre, par exemple celui qui a trait à l’éducation, la science, l’hygiène, aux vêtements, à la nudité et à l’art. Faisant écho à Proudhon pour qui « l’homme est travailleur, c’est-à-dire travailleur et poète » (Philosophie de la misère, 1846) et reprenant le propos de « Jean Baffier, l’ouvrier sculpteur359 », il affirme que « l’Art est la vie »360.
> [!accord] Page 130
L’artiste, selon Camus, « nous apprend que l’homme ne se résume pas seulement à l’histoire et qu’il trouve aussi une raison d’être dans l’ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n’est pas mort. Sa révolte la plus instinctive, en même temps qu’elle affirme la valeur, la dignité commune à tous, revendique obstinément pour en assouvir sa faim d’unité, une part intacte du réel dont le nom est la beauté. (…) La beauté, sans doute, ne fait pas les révolutions. Mais un jour vient où les révolutions ont besoin d’elle. Sa règle qui conteste le réel en même temps qu’elle lui donne son unité est aussi celle de la révolte. Peut-on éternellement refuser l’injustice sans cesser de saluer la nature de l’homme et la beauté du monde ? Notre réponse est oui »365.
> [!accord] Page 132
[[Élisée Reclus]] n’est pas dupe des chances de « l’assimilation graduelle » qu’il envisage pour l’Algérie, et qu’il souhaite. Car « il est bien vrai que l’Européen, même celui qui aime les indigènes et se fait aimer d’eux, est, à certains égards, un ennemi ; il fraye la voie à des successeurs moins dévoués que lui »371.
> [!information] Page 133
Camus traduit ce sombre pronostic en évoquant la torture qui « a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. (…) Finalement, ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France de l’Algérie »372.
> [!approfondir] Page 135
[[Albert Camus]] lui lance comme un écho un demi-siècle plus tard : « Nous sommes condamnés à vivre ensemble. Les Français d’Algérie, dont je vous remercie d’avoir rappelé qu’ils n’étaient pas tous des possédants assoiffés de sang, sont en Algérie depuis plus d’un siècle et ils sont plus d’un million. (…) Le “fait français” ne peut être éliminé en Algérie et le rêve d’une disparition subite de la France est puéril. Mais inversement, il n’y a pas de raison non plus pour que neuf millions d’Arabes vivent sur leur terre comme des hommes oubliés : le rêve d’une masse arabe annulée à jamais, silencieuse et asservie, est lui aussi délirant » 378.