Auteur : [[Paul Ariès]] Connexion : [[Écologie Prolétaire]] Tags : --- # Note > [!accord] Page 3 Ce livre est un coup de gueule contre l’idée qu’il n’y aurait rien de bon à attendre des milieux populaires au regard de la situation écologique. C’est à qui dénoncera le plus vertement leurs rêves de grand écran de télévision, leurs vieilles voitures polluantes, leurs logements mal isolés, leurs achats dans les hypermarchés, leur goût pour la viande rouge et les boissons sucrées, leurs rêves de zones pavillonnaires et de vacances bon marché, etc. Les élites auraient donc raison : « salauds de pauvres qui consommez si mal ! » Le pire c’est que ce discours d’enrichis finit par contaminer ceux qui à gauche se disent les plus conscients des enjeux planétaires et sociaux. > [!accord] Page 3 Tous les indicateurs prouvent que les milieux populaires ont un bien meilleur « budget carbone », une bien meilleure « empreinte écologique », un bien plus faible écart par rapport à la « bio-capacité disponible », un bien meilleur indice « planète vivante » (concernant l’impact des activités sur la biodiversité), un « jour de dépassement de la capacité régénératrice de la planète » plus tardif, une moindre emprise sur la « déplétion » des stocks non renouvelables en raison d’une moindre utilisation de la voiture et de l’avion mais aussi parce qu’ils font durer plus longtemps leurs biens d’équipements. > [!accord] Page 4 Dire cela, ce n’est pas prendre ses rêves pour la réalité, ce n’est pas succomber à un nouvel angélisme au regard des consommateurs populaires qui rêvent effectivement d’écrans plasmas et peuvent voter Front National, c’est tirer tous les enseignements de ce que nous apprennent les statistiques officielles (pourtant souvent méchantes avec les gens de peu). Encore faudrait-il ajouter que certains de leurs mauvais scores écologiques correspondent davantage à des choix contraints qu’à de véritables choix. > [!approfondir] Page 4 Ainsi les milieux populaires émettent davantage de CO2 au titre du chauffage, alors que ces mêmes milieux se chauffent moins que les enrichis, mais ils ne choisissent pas d’habiter de véritables passoires thermiques. > [!accord] Page 4 Certes, les plus conscients des écolos veulent bien admettre que ce sont « les riches qui détruisent la planète », mais ils ne font que la moitié du chemin, faute de reconnaître, Veblen et [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] obligent, que les milieux populaires ne sont pas seulement dans une imitation servile des enrichis. Le lecteur aura déjà compris que j’assume totalement une analyse des modes de vie en termes de comportements collectifs et non individuels, bref en termes de (luttes des) classes qui s’opposent sur le choix des modes de vie. Dire cela c’est soutenir que les milieux populaires ne veulent pas seulement un autre partage du gâteau mais qu’ils aspirent à en changer la recette. > [!approfondir] Page 4 Et pas d’abord parce qu’ils n’auraient pas la possibilité de consommer autant qu’ils le voudraient, faute de ressources financières suffisantes, mais parce qu’ils trouvent dans leur propre culture de quoi résister aux diktats du « toujours plus », que ce soit en matière de travail ou de consommation. > [!information] Page 5 L’intensité carbone s’est accrue de 0,6 % en 2010 (dernière année de référence) avec une croissance du PIB de 5,18 % et des émissions de 5,8 %. Cela signifie que les remèdes sont inefficaces et les médecins incompétents. Par remèdes, j’entends toutes les solutions miracles qui étaient censées faire des surconsommateurs des parangons de vertu écologique, grâce au commerce équitable, au commerce éthique et au développement durable. > [!accord] Page 6 Quel État accepterait d’investir des centaines de milliards de dollars dans des projets dont le retour sur investissement est plus qu’incertain et dont les retombées positives, pour autant qu’elles existent un jour, concerneraient tout le monde, y compris les « passagers clandestins » ? Les seuls projets du capitalisme vert qui verront effectivement le jour seront ceux portés par les grandes firmes économiques, c’est-à-dire ceux qui offriront aux actionnaires un taux de profit particulièrement élevé, compte tenu du taux d’actualisation nécessaire pour compenser le risque1. > [!approfondir] Page 6 Je reste donc convaincu que seule la mise en branle de toute la société peut éviter une catastrophe planétaire majeure, mais aucun bouleversement de cette ampleur n’est jamais possible sans faire du neuf avec du vieux, c’est-à-dire sans prendre appui sur un « déjà-là » que l’on ne perçoit même plus. Ce « déjà-là » à même de sauver la planète de la catastrophe c’est la façon dont les milieux populaires ont appris à vivre avec peu ; et ceci, non pas depuis les politiques d’austérité qui frappent aujourd’hui l’Europe du Sud après avoir anéanti les pays du Sud, mais depuis des siècles et des siècles. > [!accord] Page 6 Il ne s’agit ni de revenir en arrière car le passé n’était pas glorieux, loin s’en faut, ni d’idéaliser les classes populaires, mais d’examiner leurs potentialités écologiques en comparaison de celles des autres milieux sociaux. > [!accord] Page 7 La mauvaise nouvelle c’est que rien ne sera possible tant que nous considérerons que le mode de vie des classes aisées est le seul possible, tant que nous renverrons les façons d’être, de penser, de rêver des milieux populaires à de simples écarts par rapport à une norme unique. > [!information] Page 8 Je me suis donc rapproché du philosophe Michel Clouscard3 et de sa défense acharnée des milieux populaires, et éloigné du sociologue Alain Accardo et de sa haine du « petit bourgeois gentilhomme4 », d’abord en raison des effets politiques de leurs pensées (optimisme d’un côté, pessimisme de l’autre ; choix des luttes populaires chez l’un, voisinage avec la décroissance austéritaire de la droite catho chez l’autre, etc.) ; cela m’a permis de redécouvrir Michel Verret et de me démarquer de Thorstein Veblen. > [!accord] Page 10 Il nous faudra aussi reconnaître qu’au mépris traditionnel des milieux populaires par les classes aisées s’ajoute, de plus en plus, une véritable haine sur la base d’une culpabilisation des appauvris/déculpabilisation des enrichis. > [!information] Page 11 Nous prendrons alors le temps de nous demander si ces milieux populaires, enfin redevenus visibles et légitimes, peuvent devenir le grand sujet historique capable d’impulser la nécessaire transition écologique et sociale. Il nous faudra rejeter toute tentation d’angélisme, tout comme nous rejetons les thèses de Veblen, d’Élias et de [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] sur la domination totale > [!accord] Page 12 Les gens du commun ne vivent pas en effet en dehors de la société, de sa conception du bonheur, de son agression publicitaire, de son marketing envahissant, mais aussi et avant tout de ses structures de production, de sa division du travail, de ses inégalités de revenus et de patrimoine, de ses choix en matière de fiscalité, de santé, d’aménagement du territoire, de la tolérance de l’État au regard des stratégies d’obsolescence industrielle, de la capacité des classes aisées à privatiser les services publics, à casser les biens communs, etc. > [!approfondir] Page 12 La collectivité nationale n’a jamais estimé utile de lancer de grandes études quantitatives et qualitatives sur ces différences de bilan selon les milieux. Signe, une fois encore, que l’orientation des recherches n’est jamais neutre, même au sein d’institutions publiques comme le CNRS ou l’ADEME. > [!information] Page 13 Cette moyenne nationale cache naturellement des disparités très importantes : les cadres supérieurs émettent 8 580 kg, les professions intermédiaires 6 585 kg, les employés 6 657 kg, les ouvriers 6 828 kg et les retraités 8 143 kg. > [!information] Page 14 Toujours selon les mêmes enquêtes, les milieux aisés sont surreprésentés (22 % des foyers avec revenu > 3 000 euros) au sein des personnes ayant un « mauvais bilan carbone » (> 7 320 kg/ CO2 par an), alors qu’ils sont sous-représentés au sein des familles ayant un « bon bilan carbone » (< 4 300 kg/ CO2 par an). Parmi les riches, les plus gros émetteurs sont les personnes âgées et les jeunes mais aussi les personnes vivant seules (> 4 392 kg de CO2/par an). > [!information] Page 14 Christian Baudelot et Roger Establet avaient publié, en 1979, Qui travaille pour qui ? > [!accord] Page 14 Nous ne pouvons maintenir le mode de vie des Occidentaux enrichis que parce que le reste du monde consomme moins, vraiment beaucoup moins7. Ce n’est donc pas seulement que les classes aisées émettent davantage, c’est qu’en émettant autant, elles rendent totalement impossible une répartition plus juste du gâteau, mais aussi un changement des modes de vie. > [!approfondir] Page 16 C’est déjà le même procédé qui avait été promu par les think-thank libéraux et conservateurs afin de disqualifier l’analyse de la pauvreté en termes d’un rapport social entre exploiteurs et exploités, entre enrichis et appauvris, au profit d’une approche dite multifonctionnelle, dont le principal effet fut de noyer le poisson en faisant de la pauvreté un problème individuel12. > [!information] Page 17 La segmentation Sinus-Milieux distingue initialement neuf milieux représentant chacun 10 à 12 % de la population (« Milieu Traditionnel Conservateur », « Milieu Précaire Âgé », « Milieu de la bourgeoisie Installée », « Milieu de la France Tranquille », « Milieu Consommateur Populaire », « Milieu Précaire Jeune », « Milieu Intellectuel », « Milieu Néo-Standing », « milieu expérimentaliste »). > [!accord] Page 17 Les classes populaires se trouvent ainsi dispersées entre plusieurs profils, dont les noms ont un caractère psychologisant voire méprisant et elles sont loin d’y apparaître comme « créatrices ». Elles sont données comme « laissées pour compte de la modernisation », « ne se sentant pas reconnues », « se sentant dépassées », « mal à l’aise dans ce monde en perte de valeurs du passé », « attachées aux traditions et à la morale », etc. Bref, rien de bien valorisant, même si on révèle que leur bilan carbone est meilleur que celui des enrichis. > [!accord] Page 18 Outre l’abus de majuscules caractéristique de ce type de pensée, on note que si la bourgeoisie est citée comme telle à deux reprises, ni la « classe ouvrière », ni les « paysans », ni les « employés » n’apparaissent dignes de leurs noms. Les milieux populaires se retrouvent dissous dans différentes catégories comme « Traditionnels Conservateurs », « France Tranquille », « Expérimentateurs Précaires », « Précaires jeunes », « Précaires Âgés » et « Consommateurs Populaires ». Ce classement masque davantage qu’il n’éclaire. > [!information] Page 18 Les empreintes globales varient de 3,3 à 7 Hag (hectare global par habitant) selon les petits et les gros consommateurs, pour le calculateur de la Cité des sciences, de 3,9 à 12 pour le calculateur suisse du GFN (« Global Footprint Network ») et de 4,4 à 18,6 pour le calculateur belge de WWF-Belgique, soit une amplitude deux fois plus grande. Des écarts de même grandeur se retrouvent au niveau des autres indicateurs. L’indicateur GFN donne pour l’alimentation un écart de 1 à 6, pour le logement de 1 à 8, pour les transports de 1 à 12 alors que l’étude de l’OBCM donne 1,77 pour le logement, 1,38 pour les transports et 1,29 pour l’alimentation. > [!information] Page 19 Considérons aussi que cette empreinte des milieux populaires serait encore meilleure s’ils bénéficiaient des mêmes logements que les classes aisées, puisque le chauffage peut aller jusqu’à 95 % de leur empreinte logement. > [!accord] Page 19 Considérons également que cette empreinte des milieux populaires serait encore meilleure s’ils n’étaient pas contraints, de par le coût du foncier, d’aller vivre toujours plus loin des lieux d’activités professionnelles, les obligeant ainsi à des déplacements biquotidiens énergivores, malgré leur beaucoup plus grande utilisation des transports en commun. > [!accord] Page 20 Nous ne pourrons pas voir que les milieux populaires sauveront la planète tant que nous continuerons à accepter qu’ils demeurent largement invisibles. Nous devons donc d’abord combattre l’invisibilité des milieux populaires, ce qui suppose de nous interroger sur les modalités de sa construction15. > [!information] Page 21 Les études disponibles prouvent que les milieux populaires font également mieux que les personnes revendiquant des convictions écologiques. Le bilan carbone des « écolos convaincus » est de 6 883 kg/CO2 par personne/an, soit davantage que celui des milieux populaires, ouvriers compris (OBCM). > [!information] Page 21 Selon l’OBCM, le bilan carbone des « écolos convaincus » est plus faible que celui des plus riches, mais seulement de 672 kg de CO2 par an. Autrement dit, comme le notent les auteurs du rapport OBCM : « La sensibilité environnementale a un effet très faible sur le bilan carbone ». > [!approfondir] Page 21 Il existe très peu de différences entre les niveaux d’émissions des personnes ayant une sensibilité « médiocre » et celles revendiquant une sensibilité moyenne. > [!approfondir] Page 22 Ainsi avec un revenu comparable à celui des cadres, les contremaîtres ont une empreinte proche de celle d’un ouvrier en raison de modes de vie voisins. Nous retrouvons ce phénomène pour les enfants des milieux populaires qui ont bénéficié de « l’ascenseur social » mais qui présentent un bilan carbone inférieur, pour le même revenu, à celui des classes aisées. Nous savons en effet qu’il faut, en moyenne, deux générations pour faire d’un membre des milieux populaires un « bon consommateur », au sens de la société de consommation, bref pour qu’il perde totalement son habitus. > [!approfondir] Page 22 Nous pouvons en conclure que prêcher l’écologie est paradoxalement plus efficace auprès des milieux populaires qu’au sein des classes aisées, car l’évolution des comportements prend appui sur leurs prédispositions. L’échantillon de l’OIG confirme cette hypothèse puisque les objecteurs de croissance issus des milieux populaires ont de meilleurs bilans carbone que ceux tout autant convaincus mais avec les mêmes revenus issus des classes aisées. La culture du peu ne s’acquiert pas aussi facilement et aussi vite. > [!information] Page 23 Plus une nation est égalitaire, plus les biens communs sont préservés et développés, moins les services publics ont été démantelés, meilleur est le bilan carbone. Même les ex-pays socialistes qui avaient des bilans effroyables confirment ce constat malgré une baisse importante du PIB. L’impact des choix de société semble même plus fort que la géographie. Les pays offrants les meilleurs scores ne sont pas ceux qui bénéficient des climats les plus cléments mais ceux qui font les bons choix de société. Avec une situation climatique voisine l’Afrique du Sud et le Botswana ont pourtant des bilans carbone inversement proportionnels à leur richesse. L’Afrique du Sud émet 9,7 tonnes/habitant/ an pour un PIB par habitant de 11 100 dollars alors que le Botswana émet 2,7 tonnes pour un PIB de 16 400 dollars. > [!information] Page 23 Selon l’OBCM, en matière de logement, une personne vivant seule émet 3 760 kg/an alors que quatre personnes partageant le même toit émettent individuellement 1 139 kg et cinq personnes et plus émettent 863 kg. Autrement dit, plus une famille est nombreuse moins les émissions par personne sont importantes, en raison des différences de modes de vie (moins d’espace par personne, moins de déplacements, partage des émissions) > [!information] Page 24 Plus surprenant à première vue, l’impact de la taille du foyer intervient également en matière d’émissions liées à l’alimentation. Une personne vivant seule émet 1 583 kg/an pour s’alimenter, quatre individus partageant un même toit émettent individuellement 844 kg/an et cinq colocataires émettent chacun 739 kg/an. > [!accord] Page 25 Une des forces du système est sa capacité à rendre invisibles les milieux populaires et les alternatives notamment dans le domaine des modes de vie. Ce phénomène n’est bien sûr pas nouveau puisque c’est une des grandes caractéristiques de toute idéologie dominante que de se donner comme seule possible. > [!information] Page 26 Ces « publics invisibles » ont été classés par l’ONPES en six groupes : celui des « sans domicile fixe », celui des « sortants d’institutions » comme les prisons, l’aide sociale à l’enfance, celui de « l’entourage familial des enfants placés ou en voie de l’être », celui des « personnes logées présentant des troubles de santé mentale », celui des « travailleurs non salariés pauvres », et enfin celui des « personnes pauvres en milieu rural ». Je partage l’ensemble des constats qui attestent de la façon dont l’invisibilité est construite sur le plan social, médiatique, politique, théorique et artistique, d’autant plus qu’ils s’appliquent à notre objet. > [!accord] Page 26 Construction médiatique de l’invisibilité puisque les émissions traitent davantage des comportements des entreprises et des bobos que des milieux populaires, même les « décroissants » ont plus droit à l’image que les pauvres. Construction politique de l’invisibilité puisqu’à l’exception du petit courant de l’écologisme des pauvres, l’apport des milieux populaires à l’écologie est tout simplement ignoré, notamment chez les écologistes3. > [!approfondir] Page 27 Cette tradition présente un gros défaut qui est de s’insurger, au nom de l’éthique, contre l’invisibilité construite à l’égard de la détresse de ces « publics », mais sans jamais s’intéresser à l’invisibilité construite autour de leur richesse anthropologique, autour de ce qu’ils apportent à toute la société. Cette seconde approche existe, certes, depuis longtemps, mais est limitée pour l’essentiel à la sphère de la réflexion religieuse sur la théologie des pauvres ou à une historiographie et à une littérature très minoritaires7. > [!accord] Page 28 Un des procédés de base consiste déjà à diviser les milieux populaires. On oppose les « grands moyens » aux « petits moyens », les « petits moyens » aux Smicards, les Smicards aux chômeurs, les chômeurs aux RSAistes, les RSAistes aux SDF, les SDF aux immigrés, les « bons immigrés » aux Roms, les Roms aux « clandestins ». Les milieux populaires ainsi morcelés perdent toute consistance et ne peuvent plus être le sujet collectif de leur histoire. > [!information] Page 28 [[Mona Chollet]] décrit, dans Le Monde diplomatique d’avril 2008, comment les classes dirigeantes ont joué ce mauvais tour aux milieux populaires : « Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et auto-dépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des nantis pour revendiquer sans complexe le partage des richesses ; en même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie de la droite a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se compare à ceux qui partagent sa condition : l’immigré toucherait des allocations et pas lui, le chômeur ferait la grasse matinée alors que lui “se lève tôt” pour aller trimer… Son ressentiment est ainsi habilement dévié de sa cible légitime, et l’on voit s’enclencher un redoutable cercle vicieux ; plus ses conditions de vie se dégradent, plus il vote pour des politiques qui les dégradent encore » ; voilà en effet comment on amène “la plèbe à applaudir à la bonne blague de sa propre spoliation”… » ^e0ad41 > [!accord] Page 29 J’ai pu constater, lors de l’écriture de cet ouvrage, comment le membre des classes populaires est devenu progressivement l’autre, celui qui se trouve plus bas socialement, celui qui n’est plus dans la vie mais dans la survie. Ce déni de l’existence même des milieux populaires est également manifeste lorsque certaines bibliothèques publiques choisissent de « moderniser » leur classement en supprimant toute référence aux classes sociales, aux milieux populaires pour ne parler que d’exclus et de précarité. > > [!cite] Note > D'où le fait de parler de prolétaire, car cette classe sociale considère les dominés, mais surtout est une classe qui produit, avec une culture et qui chercher à s'émanciper et à produire mieux et dans des meilleurs conditions. Il faut sortir de la charité et la victimisaion > [!accord] Page 29 À défaut de parvenir à dissoudre les milieux populaires au sein des naufragés, il est tentant de le faire au sein des classes moyennes. Cette thèse qui était initialement très marquée à droite avec la fameuse « Nouvelle société » de Chaban-Delmas, puis le livre-programme de Giscard d’Estaing, Deux Français sur trois, a gagné une partie des gauches et de l’écologie. Les milieux populaires n’existeraient plus car ils vivraient, grosso modo, comme la petite bourgeoisie, penseraient et rêveraient comme elle. La notion oiseuse de classes moyennes, importée de la droite, est venue prendre la place à gauche du concept traditionnel de « petite bourgeoisie ». > [!information] Page 29 La classe ouvrière n’est certes plus aussi importante quantitativement puisqu’on compte aujourd’hui seulement 23 % d’ouvriers, soit un cinquième tout de même de la population, contre 37 % en 1957. Mais si on ne considère que la seule population masculine, un homme actif sur trois reste un ouvrier. > [!approfondir] Page 30 Il y a urgence politiquement à opposer au mythe des classes moyennes la réalité de la démoyennisation rampante de la société : le salaire médian des non-cadres est, en France, en 2014, de 1 541 euros. On sait même que 90 % des salariés sont compris dans un écart de 1 à 2. Nous avons vu également que les émissions de CO2 des employés, des ouvriers et des professions intermédiaires sont dans un rapport de 1,03 (OBCM). Ces extrêmes concentrations justifient pleinement notre choix de parler des milieux populaires comme d’un ensemble suffisamment homogène. > [!accord] Page 30 L’invisibilité des milieux populaires tient beaucoup à la victoire idéologique des notions de pouvoir d’achat et de niveau de vie. Les gauches acceptaient autrefois de reconnaître l’existence d’un style de vie populaire, mais depuis la victoire idéologique de la notion de pouvoir d’achat, ce mode de vie populaire est renvoyé à un simple écart de niveau de vie. > [!accord] Page 30 La gauche s’est longtemps opposée à cette notion, y compris pour de mauvaises raisons lorsque la mouvance communiste et les dirigeants de la CGT expliquaient qu’en raison de la « paupérisation absolue », il ne pourrait jamais exister d’augmentation du niveau de vie populaire au sein du capitalisme. > [!information] Page 31 Conséquence : la France est l’une des nations où les milieux populaires ont le moins le « droit à l’image » que ce soit à la télévision, au cinéma, à la radio ou dans les livres. > [!accord] Page 31 Nous verrons plus loin qu’une autre façon de nier toute consistance aux cultures populaires c’est de les confondre avec la « culture de masse » en déformant la thèse de Christopher Lasch16. Cette confusion est efficace car présenter les milieux populaires comme formant une masse, c’est ouvrir tout un champ imaginaire avec les images d’une masse amorphe (non créatrice) et d’une masse grouillante (le nombre mobilise les phobies animalières avec l’image notamment de la fourmilière). On sait que cette chosification est le plus court chemin vers l’animalisation de l’autre. > [!approfondir] Page 32 La responsabilité principale de ce déni des milieux populaires revient à la droite, mais la gauche a aussi une part de responsabilité dans l’usage de la notion de « lumpenprolétariat » et dans le retour en vogue de Veblen. Tout est bon aussi dans une fraction de l’écologie pour cultiver un entre-soi entre gens biens, entre gens qui savent se tenir, qui savent rêver, mais pas trop fort. > [!accord] Page 33 Peu d’auteurs ont ainsi autant parlé du peuple et de ses vertus qu’Orwell. Pourquoi cette insistance ? Pour faire échec au marxisme dogmatique ? Sans doute, mais c’est surtout qu’Orwell est convaincu que le peuple, c’est le sens commun (common sense), la décence ordinaire (common decency). Pour Orwell, le peuple était le socle d’un socialisme « déjà présent ». Je pourrais dire la même chose au regard des potentialités écologiques. En raison de cette vision des milieux populaires, Orwell, contrairement à [[Karl Marx|Marx]], refusera toujours d’invoquer un « peuple » abstrait (la classe sociale définie uniquement « négativement » par sa situation de classe exploitée) et portera une attention aux hommes et aux femmes en chair et en os. Je pourrais utiliser la même formule et dire plutôt que d’imaginer un mode de vie écologiste par excellence regardons comment font les gens (de peu). > [!approfondir] Page 33 La classe ouvrière est toujours perdue d’avance pour une partie des gauches, et ceci bien avant qu’[[Personnalité/André Gorz]] ne fasse ses « Adieux au Prolétariat ». On peut donc dire que la haine du « lumpenprolétariat » de [[Karl Marx|Marx]] s’est étendue, avec le temps et la crise des gauches, à tous les milieux populaires. ^ad6f51 > [!approfondir] Page 34 Nous allons maintenant montrer pourquoi si Veblen permet de dire que les riches détruisent la planète, il interdit de soutenir que le peuple sauvera la planète. Ce détour est indispensable car quiconque parle d’écologie populaire se voit immédiatement opposer les thèses de Thorstein Veblen. > [!approfondir] Page 34 Veblen est l’objet d’un retour en grâce notamment dans les milieux écologistes. Le journaliste [[Hervé Kempf]] fera de ses thèses l’ossature intellectuelle de son fameux Comment les riches détruisent la planète18. Il y a certes beaucoup de choses chez Veblen et même beaucoup de choses intéressantes. Je pense cependant que ce retour à Veblen est problématique dans la mesure où Veblen lui-même est déjà problématique et que les usages qui en sont faits le sont davantage encore. ^05236a > [!accord] Page 34 Rien ne serait plus faux que de penser que Veblen serait un précurseur de [[Antonio Gramsci|Gramsci]] et de la notion d’hégémonie ou de contre-hégémonie car il n’y a rien de dialectique chez Veblen, donc bien peu d’espoir. ^a9fc05 > [!accord] Page 35 Je ne m’arrêterai pas sur le choix du vocabulaire pourtant déjà grandement révélateur (« classe inférieure » et « classe supérieure ») pour aller à l’essentiel. Le choix de considérer les rapports de classes sous l’angle de la « rivalité ostentatoire » fait que les rapports de classes se révèlent mus par l’envie plutôt que par le conflit > [!approfondir] Page 36 Autant Veblen est utile pour dénoncer le gaspillage ostentatoire des classes dominantes (et d’une fraction des classes dominées), et est fécond pour dénoncer la fiction de l’homo economicus comme être rationnel, puisqu’il le décrit traversé d’instincts, autant il est aveugle et sourd aux autres façons de vivre, de penser, de rêver, et nous met dans l’impossibilité de comprendre ce qui se joue dans la diversité des modes de vie. Il conduit, in fine, au mépris compatissant de dominés capables uniquement d’imiter les classes dites supérieures. > [!approfondir] Page 36 La pensée veblénienne conduit au misérabilisme et à une posture de dame patronnesse et de père la rigueur jugeant de l’extérieur ce qui serait bon pour les milieux populaires et les miséreux. Elle s’interdit de comprendre, que, même au cœur de la détresse absolue, l’aspiration au beau et à la vie belle demeure une nécessité, autrement que sous la forme maladive et obscène d’une démarche ostentatoire. C’est ce qu’[[Édouard Glissant]] ou Patrick Chamoiseau ont montré concernant l’esclavage, c’est aussi ce dont témoigne le CD « … même à Auschwitz » de Hélios Azoulay et de l’Ensemble de musique incidentale avec le fameux texte de Germaine Tillion, écrit dans la nuit des camps, au nom de toutes les déportées, véritable ode au désir de féminité, de se plaire et de séduire : « Notre sex-appeal/Était réputé…/aujourd’hui sa pile/Est bien déchargée/ Mon ampoule est morte/Je n’ai plus de feu/Ouvrez moi la porte/pour l’amour de Dieu… » > [!accord] Page 37 J’ai envie de demander aux disciples de Veblen : est-ce que tout cela relève d’une imitation de la classe de loisir, de l’ostentation, ou ne s’agit-il pas de reconnaître que, même dans les conditions les plus effroyables, être pleinement humain c’est échapper à la seule survie biologique et à ses contraintes pour s’inscrire dans la vraie vie, pour affirmer le droit au beau ? > > [!cite] Note > Je dirai pas droit au beau, mais oui c'est volonté de puissance, volonté créatrice et libératrice > [!accord] Page 37 Veblen ne cesse de répéter que : « C’est à cette classe (de loisir) qu’il revient de déterminer, d’une façon générale, quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération » ; « par voie de conséquence, les membres de chacune des strates reçoivent comme l’idéal du savoir-vivre le mode de vie en faveur dans la strate immédiatement supérieure, et tendent toutes leurs énergies vers cet idéal ». Si Veblen a raison, il nous faut attendre une prise de conscience des riches et un changement de leurs valeurs pour commencer à pouvoir agir efficacement. > > [!cite] Note > Oui voilà, le constat peut être vrai, mais ne doit pas être figé dans le temps et surtout demobilisateur, il doit justement permettre l'émergence de nouvelle culture et loisir, populaire, prolétaire. On peut penser aux perruque ouvrière > [!approfondir] Page 38 Mais ce qui est grave, c’est de faire passer l’impérialisme culturel par pertes et profits, puisque c’est le Tiers-Monde qui imiterait l’Occident ; ce qui est grave, c’est de prendre l’hégémonie d’une époque pour la seule réalité possible et de s’interdire de croire à des alternatives ; ce qui est grave, c’est de supposer justes les visions des milieux populaires et des pays de la périphérie dont ont besoin les enrichis et qu’ils imposent. > [!information] Page 38 Veblen n’autorise pas à penser les conditions d’une contre-hégémonie. Il ne permet pas, par exemple, de comprendre les tentatives, entre 1917 et 1923, d’inventer dans la jeune Russie des soviets des modes de vie différents, il interdit de prendre au sérieux tout ce qui se joue derrière des notions comme le buen vivir Sud-Américain, le « plus vivre » de la philosophie négro-africaine de l’existence, ou celle de « vie pleine » en Inde20. > [!information] Page 39 Le spécialiste de Veblen rappelle pourtant que « Dans son principal ouvrage The Theory of the Leisure Class (1899), qui est une analyse critique de la vie sociale aux États-Unis, Veblen étudie la classe oisive des hommes d’affaires qui, socialement isolée, est incapable de s’adapter aux mutations et constitue un obstacle au changement ; et il souligne la fonction sociale de prestige que joue la consommation ostentatoire. » J’insiste sur la formule de Daniel Derivry au sujet de la classe oisive qui serait, selon Veblen, « socialement isolée ». Comment pourrait-elle être alors culturellement exclusive ? Ce n’est pas par hasard que Veblen confia le rôle de conduire au socialisme aux ingénieurs (et à leur ingéniosité) et non pas à la classe ouvrière (aux milieux populaires). > [!approfondir] Page 40 Je campe donc plutôt, face à Élias, du côté de Richard Hoggart22 : un peuple qui a des capacités de résistance culturelle, un peuple qui possède une autonomie relative, un peuple qui cultive une « consommation nonchalante », un peuple qui exerce une « attention oblique » à l’égard des pouvoirs symboliques. Je campe donc plutôt, face à [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]], du côté de Jacques Rancière23 et de sa conception d’une émancipation toujours possible. > [!accord] Page 41 Nous avons également un retard par rapport au monde du capital qui a su déployer une nouvelle hégémonie lors de la transformation du CNPF en MEDEF. Pourquoi ne pas s’inspirer des propos de l’ancien président de Médecins du monde, Pierre Micheletti, qui évoque une nécessaire « désoccidentalisation de l’action humanitaire » pour décentrer/décoloniser aussi notre regard ? Plutôt que d’affirmer trop vite que les milieux populaires seraient définitivement perdus à toute idée de révolution (notamment écologique) car ils seraient colonisés par l’imaginaire capitaliste/productiviste, demandons-nous si ce n’est pas d’abord notre regard qui est colonisé. > [!accord] Page 41 Alors qu’il n’y a pas d’École de commerce et de management sans enseignement d’interculturalité, notamment pour les (futurs) expatriés, nous ne pratiquons rien de tel dans nos « universités populaires ». Nous nous fermons largement aux apports des nouvelles figures du peuple25. Nous nous fermons largement aux apports des cultures issues des immigrations. Il est loin le temps où syndicats et partis se faisaient un point d’honneur de structurer la main-d’œuvre immigrée, des FTP-MOI au Comités Français-Immigrés. Nous devons refuser tout francocentrisme (occidentalo-centrisme) au sein des milieux populaires et renoncer à laisser aux seuls tenants de l’idéologie dominante la prétention de se donner comme universels. La culture des milieux populaires est nécessairement plurielle. > [!accord] Page 42 Ce que je voudrais aussi interroger c’est la propension à donner comme universel le mode de vie d’une seule fraction des milieux populaires au sein du peuple. C’est cette prétention à imposer un universel abstrait qui fait débat. Qui pourrait nier que la philosophie des Lumières ne se soit accommodée de l’esclavage et ait pu légitimer les conquêtes pour civiliser le « bon sauvage » ? Les choses n’ont guère changé depuis. Les mêmes prétendent toujours apporter la démocratie dans leurs chars. > > [!cite] Note > Oui, d'où l'idée de ensemble et à coter. Ainsi que l'ajout d'un retour à un régionalisme fort, car les peuples ne sont pas universel en tout point, par contre peuvent s'entraider de manière universel si le respect des us et coutumes et présent. (à mesurer le degrés d'acceptation des coutumes évidement) > [!approfondir] Page 42 Tzvetan Todorov et Serge Latouche ont donc raison de lier l’universalisme à l’ethnocentrisme mais ils jettent cependant un peu vite le bébé, et même la baignoire, avec l’eau du bain. Ce qui est contestable ce n’est pas d’avoir postulé l’existence de valeurs universelles, c’est d’avoir cru que l’universalisme n’avait qu’une source. « L’universalisme réellement existant » (pour pasticher une célèbre formule) a bien été un occidentalisme, et donc une forme de colonialisme. Sans doute faudrait-il interroger le fondement religieux de cette prétention à l’absolutisme, au moment du passage des polythéismes aux monothéismes. > [!accord] Page 43 Les gauches sont d’ailleurs prêtes à s’ouvrir à d’autres courants de l’universalisme lorsqu’elles vont chercher en Amérique du Sud, en Inde ou en Afrique de nouveaux concepts pour penser l’écologisme des pauvres. Elles doivent accomplir le même effort par rapport à nos propres milieux populaires en les considérant aussi comme une source de créativité. > [!accord] Page 43 J’ajoute qu’on ne peut plus soutenir que toutes les cultures se valent au nom d’un relativisme absolu, dès lors que la culture occidentale est largement responsable de la destruction des écosystèmes et du pillage de la planète. Je pense donc que la redécouverte du continent des cultures populaires est indispensable pour construire une contre-hégémonie face au capitalisme. > [!accord] Page 43 L’immigré de la première génération a longtemps caché sa pratique religieuse avant qu’elle ne soit revendiquée par ses petits enfants. À croire Paul Willis, les « mauvais élèves » issus des milieux populaires jouent aux « mauvais élèves » car ce choix est finalement le moins coûteux27. Les syndicalistes savent bien que beaucoup de salariés font mine d’adhérer à la novlangue managériale, mais que beaucoup n’en pensent pas moins28. Pourquoi les milieux populaires ne feraient-ils pas semblant d’adhérer au mode de vie que le système leur impose comme seul possible et légitime ? Qu’ils y trouvent une satisfaction est une chose, mais que ce mode de vie soit conforme à leurs aspirations, à leurs prédispositions, en est une autre. Les chiffres montrent d’ailleurs que même lorsqu’une fraction des milieux populaires se hisse sur la pointe des pieds pour se « petit-embourgeoiser », les écarts de modes de vie restent manifestes. Le capitalisme n’a donc pas unifié les classes sociales et le conflit des mêmes avec les mêmes se poursuit sur le terrain mouvant des modes de vie. Joël Guibert a montré que les clivages sociaux n’ont pas disparu mais qu’ils se redéfinissent sans cesse, parfois même au profit des groupes dominés29. > [!accord] Page 44 Il ne s’agit pas de supposer un quelconque complot qui conduirait à choisir d’ignorer l’existence des gens du commun, comme certains colons choisissaient effectivement d’ignorer celle des premiers habitants. On peut soutenir l’idée que même lorsque les médias reconnaissent l’existence des milieux populaires et les exhibent c’est pour mieux les défigurer. C’est pour construire une représentation qui soit conforme à leur propre vision, à leur propre esthétique et éthique et bien sûr à leurs propres intérêts. > [!approfondir] Page 44 Pas seulement parce que tout média impose son cadre, ce qui justifia longtemps que des intellectuels dont [[Pierre Bourdieu|Bourdieu]] boudent la télévision, mais parce que les codes populaires sont intraduisibles. > > [!cite] Note > Intraduisible, ou à chaque fois pervertie par une vision méprisante de la bourgeoisie. Car si on regarde bien les émissions "télé" sur Twitch est une forme de mise en avant des vision prolo, alors toujours avec le côté respectable, mais peut être bientôt la fin de ces codes et donc l'émergence future d'une vrai culture prolétaire accessible aux plus grand nombres (ça commence déjà avec le Gp et le foot de squeezie et amine, et sûrement d'autres dont je n'ai pas les noms) ^87df35 > [!accord] Page 44 Ce qu’il faut ce n’est pas uniquement obtenir le droit à l’image des milieux populaires, c’est inventer une approche de l’invisibilité des cultures populaires dans ce qu’elles ont d’invisibles pour les classes dominantes. > [!information] Page 45 Cette invisibilité des milieux populaires ne tient pas seulement à ce qu’Edouard T. Hall désignait comme la part d’ombre qui existe dans toute culture, l’anthropologue américain parlait même d’iceberg avec sa partie visible (comportements vestimentaires, langagiers, corporels) et sa partie invisible (valeurs, cosmologie). > [!accord] Page 45 Nous pouvons donc décalquer ce que le rapport de l’ONPES dit des formes de « surmédiatisation des publics “mal vus” c’est-à-dire de “visibilité/invisibilité” construite et relayée par les médias ». Aux « jeunes de banlieue », toujours suspects d’islamisme intégral ou de mettre le feu aux voitures, correspond le « beauf » avachi devant sa TV et s’empiffrant de pizzas. > [!accord] Page 45 De la même façon qu’existe une invisibilité scientifique des plus pauvres, qui échappent à l’observation ou qui ne sont pas « adaptés » aux grilles d’analyse des savants, il existe une invisibilité scientifique des modes de vie populaires, qui ne sont que rarement donnés pour ce qu’ils sont, mais en raison de leur écart à une norme définie par la vie des plus riches. > [!information] Page 49 D’Alembert considérait le peuple comme « une multitude aveugle et bruyante » et [[Voltaire]] s’opposa à l’éducation des masses de peur que les paysans ne désertent leurs terres : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non qu’il soit instruit. Il n’est pas digne de l’être, il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. » ^b1a0b3 > [!information] Page 53 Pourtant les inégalités sociales ont explosé : ainsi les revenus des grands patrons américains qui, en 1980, gagnaient 35 fois plus qu’un salarié, atteignent en moyenne, selon le Cabinet Proxinvest, 2,8 millions d’euros par an, soit environ 150 fois plus. > [!information] Page 53 Comme le soutenait le milliardaire nord-américain Warren Buffett « Il y a bien une lutte des classes et cette guerre c’est ma classe, la classe des plus riches, qui est en train de la gagner. » > [!accord] Page 53 Nous pouvons simplement dire qu’au regard de la situation planétaire, si les riches gagnent la lutte des classes, nous perdrons tous, c’est-à-dire que leur victoire marquerait la fin de toute Terre viable pour l’humanité. L’amour des riches et celui de la richesse économique sont intrinsèquement anti-écologiques. > [!accord] Page 54 Cette haine des milieux populaires mobilise alors toujours des représentations constituées de soi et des autres, haine des immigrés, haine des chômeurs, haine des homosexuels, haine des pauvres qui bousillent la planète10 > [!accord] Page 55 La deuxième posture que prend la haine est sa sous-traitance aux pauvres : « le capitalisme fait porter au prolétariat la haine d’une partie de lui-même. Au bout du compte, chaque prolétaire éprouve à un certain degré variable bien sûr, une certaine détestation de lui-même. Ce qui s’exprime parfois de façon lapidaire : “Être prolo, c’est la honte”11 ». Cette capacité des élites à jouer des rivalités internes au sein des milieux populaires est connue, c’est cette stratégie du bouc émissaire qui fait le succès des droites extrêmes et extrêmes-droites : « Le caractère hétérogène et mobile du Prolétariat ne doit pas être nié. D’autant moins qu’il offre des opportunités considérables pour les classes dominantes d’attiser en lui la haine de soi et la haine de l’autre. » > [!approfondir] Page 57 La transition écologique bénéficie déjà des modes de vie populaires plus écologiques. Malheureusement cette réalité est rendue invisible à la fois par l’idée que les milieux populaires seraient totalement dominés donc impuissants et par la haine des riches, tant ce qu’ils représentent, en termes d’autres conceptions de la vie, leur est étranger. Il reste à transformer l’essai en expliquant que ce n’est pas d’abord parce qu’ils ont moins de revenus que les gens du commun consomment moins, mais en raison de leur culture. > [!accord] Page 57 Il ne s’agit pas seulement de changer de regard vis-à-vis des pauvres mais des milieux populaires, et pas uniquement à l’égard de ceux d’ailleurs ou d’autrefois mais de ceux d’ici et maintenant. > [!accord] Page 57 Je voudrais démontrer que, de la même façon qu’un pauvre n’est pas un riche auquel il ne manquerait que du capital économique, les milieux populaires ne sont pas des milieux aisés auxquels il ne manquerait que du capital culturel ou symbolique pour réussir leur vie à leur façon. Les milieux populaires n’ont certes pas les moyens financiers de se payer une Rolex, mais il faut être né de l’autre côté de la Bourgeoisie pour s’imaginer que cela puisse leur manquer ! Peu importe que Jacques Séguéla estime que c’est la condition nécessaire d’une vie bonne. Les rêves des milieux populaires ne sont pas les mêmes que ceux des élites, mais ce ne sont pas, pour autant, des ersatz de rêves, des rêves au rabais, de pâles rêves misérables. > [!information] Page 58 Déjà parce qu’elle donne à penser que la norme serait la situation des vingt-huit pays représentant 14 % de la population mondiale et qui s’approprient 52,1 % du PIB mondial, et que l’exception serait le sort des soixante pays représentant 35,5 % de l’humanité et qui n’ont droit qu’à 11 % des ressources. > [!approfondir] Page 58 Si pour les gauches la pauvreté est d’abord un rapport social, un problème qui ne pourrait exister sans son opposé, ce qui fait qu’il serait plus juste de parler d’appauvris(sement) et d’enrichis(sement), plutôt que de pauvres et de riches ; pour les conservateurs, la pauvreté est avant tout un problème culturel et moral lié à la marginalité, et pour les néolibéraux, la pauvreté est d’abord et surtout un problème individuel d’exclusion du marché… Ce n’est plus l’opposition des intérêts mais des facteurs subjectifs et culturels qui feraient la pauvreté. > [!accord] Page 58 Cette approche multifonctionnelle constitue une entreprise de culpabilisation des pauvres et de déculpabilisation des riches. Cette approche est grosse d’un malentendu puisque, sous prétexte de parler de culture de la pauvreté, elle sous-entend que le pauvre ne serait pas tant victime qu’acteur de sa pauvreté (« pauvreté choisie », « chômage volontaire »), en raison de sa propre culture qui le vouerait à l’échec et à sa répétition, y compris dans sa descendance. Cette vision de l’histoire, qui est celle des vainqueurs de la « guerre économique », n’est pas sans conséquences : réduction des minima sociaux, contraintes d’acceptation de nouveaux emplois, etc.1 > [!accord] Page 59 Cette approche en termes de manque est le signe de la colonisation des esprits par un imaginaire économique. Elle laisse croire qu’un pauvre serait simplement un riche dépourvu de ressources financières, elle oublie qu’il possède une autre richesse, d’autres modes de vie, d’autres valeurs. La lutte contre la pauvreté devient alors une lutte contre les normes et les valeurs des populations pauvres. Elle aboutit à imposer comme étalon le niveau de vie des riches mais aussi leur style de vie. La thèse dominante confond misère et pauvreté faute d’être capable de reconnaître l’existence d’autres modes de vie. Cet aveuglement des riches n’est pas récent. Le grand historien de la pauvreté Bronisław Geremek a pu montrer que, si les approches et les contextes changent, il existe quelques grands invariants notamment la différence établie entre les « bons » et les « mauvais » pauvres, entre les « méritants » et les autres2. > [!information] Page 60 Il faut se souvenir des difficultés que rencontra Michel Verret pour publier sa Culture ouvrière. Il multiplia les refus parce qu’il n’acceptait pas de changer de titre. C’est que parler de culture ouvrière dérangeait, même à cette époque où la classe ouvrière était à l’apogée de sa gloire, alors pensez donc aujourd’hui ! L’accueil de l’ouvrage de Verret fut également glacial du côté du PCF. Le sociologue avait oublié que la seule culture légitime était celle du parti d’avant-garde… Tout le reste serait, comme disait [[Lénine]], du trade-unionisme, bref condamnable. ^d0fa73 > [!accord] Page 61 Cette lecture conduit à l’idée d’un échec de la « démocratisation culturelle », de la même façon que d’autres (ou les mêmes) parlent d’un échec de la « démocratisation scolaire ». On a « simplement » oublié, en chemin, ce qu’écrivaient les anciens socialistes : soumettre les enfants du peuple à l’école bourgeoise serait la pire des choses. L’illusion du collège unique a littéralement hypnotisé la gauche, au point de la rendre totalement incapable de penser une autre école adaptée au peuple. L’illusion d’une seule et unique culture a abouti à introduire comme référence la culture de la distinction au détriment des autres cultures notamment populaires. Ce n’est pas par hasard que le colloque national consacré au cinquantenaire des comités d’entreprise avait, en 1996, constaté l’effacement des pratiques culturelles autochtones au sein des entreprises dès le début des années 1980, c’est-à-dire au moment où l’idéologie de la culture unique l’emporta, au moment aussi ou Jack Lang était ministre de la Culture5. > [!accord] Page 65 On doit à [[Jacques Rancière]] d’avoir initié la réflexion sur l’importance de l’auto-définition pour le passage de la classe en soi à la classe pour soi2. Les dominés sont privés de leur nom afin d’en faire des « sans-noms ». Les milieux populaires ne pourront développer toutes leurs potentialités tant qu’ils resteront convaincus qu’ils n’existent pas vraiment, qu’ils ne seraient que dans la subordination et l’imitation des modes de vie des classes aisées. ^e5e89a > [!approfondir] Page 66 Si l’Amérique du Sud est le seul continent où le socialisme se conjugue encore au présent, c’est parce qu’une certaine gauche a su y épouser les milieux populaires, notamment indigènes, et les reconnaître dans leur altérité. Les Indiens d’Amérique ne revendiquent pas de devenir de plus grands consommateurs mais de préserver leurs modes de vie, leur façon d’être. > [!approfondir] Page 67 J’ai provoqué les mêmes réactions indignées en parlant de « gens de peu » à la façon de Pierre Sensot. La notion de milieux populaires ne fait plus recette. Ces difficultés sémantiques sont l’indice que nous avons perdu la bataille des mots. Nous devons faire avec dans l’attente d’une contre-hégémonie. > [!accord] Page 65 Elle est devenue incapable d’unir le peuple sous un nom commun, comme l’atteste l’abandon de la référence au « prolétariat » (ceux qui n’ont que leur travail pour vivre) et elle s’est mise à utiliser les gros mots de l’adversaire. > [!accord] Page 67 J’aime beaucoup la notion de « gens du commun », car outre qu’elle voisine avec celles des « gens ordinaires » et des « gens de peu », elle déplace la frontière entre une immense majorité et une petite minorité (c’est ce que fait aussi le slogan : « nous sommes 99 %, ils sont 1 % ») et elle est également un signifiant annonciateur du destin de ce groupe. Je reste en effet convaincu que la première richesse des milieux populaires donc des gens du commun ce sont les biens communs et le service public. C’est pourquoi d’ailleurs nous avons fondé l’Observatoire international de la gratuité pour défendre et étendre la sphère de la gratuité du service public. Je n’ai pas cependant le fétichisme du vocabulaire et libre à chacun d’user d’un autre registre pour désigner le sujet de la transition écologique. > [!accord] Page 68 On me reprochera de croire encore aux classes populaires d’antan. Je rétorquerai d’abord que s’il est grave de continuer à croire en des choses passées, il est pire d’imaginer que ce qui existe encore n’existe plus. On le voit par exemple avec la montée des extrêmes-droites partout en Europe, alors que beaucoup certifiaient que le ventre de la bête n’était plus fécond. Il est donc impératif de faire une place à une perspective diachronique, seule à même de rendre compte des transformations historiques, tout en relativisant les nouveautés d’une époque. On perçoit beaucoup mieux en effet le présent en le regardant à partir du passé ou du futur. > [!accord] Page 69 C’est la raison pour laquelle [[Joan Martinez Alier]] parle d’écologisme des pauvres et non pas d’écologie, car ils n’ont que faire de ce mot savant4. ^c416c9 > [!information] Page 70 L’Observatoire des inégalités montre que 80 % des salariés gagnent entre 1 000 et 2 600 euros mensuels, et que 14 % seulement ont plus de 3 000 euros. Nous avons ainsi un groupe pivot qui est dans un rapport de 1 à 2,6. Encore l’Observatoire précise-t-il que ces chiffres ne tiennent compte que des temps pleins (ou des équivalents temps plein), alors que les « petits boulots » se multiplient. > [!accord] Page 71 Face à l’opposition que propose le médiatique Guilluy entre « France périphérique » et « populations immigrées récentes », je propose au contraire d’unifier ces catégories en raison de la proximité de leur bilan carbone. J’entends bien que « la France des petits moyens » n’est pas celle des banlieues mais le grand intérêt du livre d’Isabelle Coutant et consorts c’est d’avoir dédiabolisé cette France des pavillons et d’avoir montré qu’elle reste populaire5. La majorité du peuple est donc structurée autour de modes de vie, de conceptions de la vie bonne qui les distinguent de ceux des privilégiés. L’apport des « petits-moyens » et des immigrés est même essentiel à la transition. > [!accord] Page 72 Ce cheminement est d’autant plus fondé que la croissance économique ne reviendra pas et que les politiques d’austérité auront aussi pour conséquence de contraindre les milieux populaires à s’auto-organiser. > > [!cite] Note > On le voit dernièrement, l'après M à Marseille pour les vivres dans les quartiers, les organisations durant les grèves pour que chacun puisse avoir accès aux stations d'essence et des milices de protections face à la non présence des flic ou alors psk ils sont trop raciste (un retour d'une politique à la black panther party) > [!approfondir] Page 72 Comment font-ils pour obtenir un bilan carbone plus faible que celui des élites, malgré leur logement sous forme de passoire thermique, leur vieille voiture polluante et énergivore, leur goût incontesté pour la charcuterie et le sucre ? > [!information] Page 72 Je suis à cet égard grandement redevable des travaux d’Henri Lefebvre et notamment de sa Critique de la vie quotidienne publiée en 1947. Cet ouvrage qui ne pouvait être écrit que par un marxiste (géographe, sociologue, philosophe), mais un marxiste hétérodoxe, finira par faire école (Henri Lefebvre est exclu dès 1958 du PCF pour sa critique du stalinisme). > [!accord] Page 72 Il soutenait que ces rapports spécifiques définissaient un style ouvrier. On doit malheureusement, en consultant la liste des thèses récentes, déplorer la chute drastique du nombre de travaux consacrés à la vie des milieux populaires, comme si ces milieux n’intéressaient plus personne, ou comme si ces milieux ne possédaient plus un style spécifique. > [!information] Page 73 Ainsi le poste « transports », avec une moyenne de 3 971,7 et un écart-type de 6 128,2, donne un coefficient de variation de 154 % ce qui témoigne de la dispersion des réponses/situations et donc des possibilités d’action. Nous retiendrons donc classiquement les trois grands postes qui présentent la plus forte intensité d’émissions et une forte dispersion autour de la moyenne : le transport représente plus de la moitié des émissions avec 3 972 kg/CO2/personne/an, suivi du logement avec 2 258 kg/CO2/personne/an soit 30 % et de l’alimentation avec seulement 22 %. > [!information] Page 73 Les chiffres concernant les transports sont assez fournis et relativement précis. L’OBCM donne ainsi un budget moyen de 3 972 kg/CO2/personne/an ce qui représente 54 % du total des émissions d’un Français (7 388 kg/CO2/an). Nous émettons donc, en moyenne, et uniquement pour nous déplacer, beaucoup plus que la majorité des sept milliards d’humains pour vivre. Ce chiffre effroyable doit toutefois être nuancé selon les milieux sociaux. Un cadre supérieur émet 5 249 kg/ CO2/an soit 1,32 fois plus que la moyenne. Plus encore que pour les autres postes, ce sont les riches qui se déplacent et lorsqu’ils se déplacent ils utilisent des modes de transport plus émetteurs. Mieux vaut un pauvre avec une vieille voiture qu’un riche avec une neuve ! > [!information] Page 73 Le poste « transport » c’est d’abord la voiture (79 %) avant même l’avion, mais ces deux modes de déplacements sont ceux préférés des classes aisées, alors que les transports en commun, principal mode de déplacement des milieux populaires, ne représentent qu’1 % des émissions de CO2. > [!information] Page 74 Cette situation se retrouve au niveau d’une ville populaire comme Vaulx-en-Velin, puisque son empreinte mobilité est beaucoup moins importante que celle de l’agglomération lyonnaise dans son ensemble, à tel point que les chercheurs estiment que la recherche de l’objectif de mixité sociale provoquera une augmentation de l’empreinte mobilité de Vaulx-en-Velin de 0,24 à 0,34 soit presque 50 %. > [!accord] Page 74 Certains mauvais chiffres des milieux populaires sont à mettre au compte des politiques d’aménagement du territoire et du coût du foncier. > [!accord] Page 76 L’enjeu est double : décarboner les transports et assurer au mieux le droit aux déplacements dans les limites considérées comme soutenables : bref privilégier les transports en commun et, pour cela, assurer leur gratuité, développer des pistes piétonnes et cyclables en sites propres distincts, réinventer une autre forme de tourisme social ou scolaire excluant le « toujours plus loin pour toujours moins cher » et pénaliser fortement les « gros consommateurs » de voyages en avion et en voiture. > [!information] Page 76 Le poste « logement » représente, selon l’OBCM, 30 % du budget carbone des ménages soit 2 258 kg/CO2/an. La même étude nous apprend que l’énergie et le chauffage pèsent 84 % soit 1 904 kg/CO2/personne/an, alors que les « équipements ménagers » ne pèsent que pour 16 % du total. > [!accord] Page 76 L’échantillon populaire de l’OIG donne même un rapport de 1 à 18. Aucune transition écologique ne sera possible non plus sans remettre en cause l’augmentation progressive de la taille des logements et du nombre de logements par famille (avec la question des résidences secondaires). Il faudrait aussi tenir compte de l’évolution défavorable de l’aire du triangle dont chaque pointe représente le lieu du logement, celui du travail et celui des loisirs. > [!information] Page 77 les ouvriers n’achètent que 1 % des appartements de « 5 pièces et + », les employés 4 %, les professions intermédiaires 24 % et les cadres 47 %. J’ajouterai que si on assiste à une augmentation de la part des milieux populaires propriétaires de leur logement, 20 % de ces 62 % des propriétaires sont des ménages en précarité énergétique. > [!accord] Page 77 Le « tous propriétaires » n’est donc vraiment pas la panacée pour les milieux populaires qui auraient tout intérêt à la défense et l’extension du parc locatif social et à privilégier l’objectif d’instaurer la gratuité du logement social. > > [!cite] Note > Oui, stop la propriété privé mais rendre accessible à tous. Et matériellement on pourrai presque le faire à l'heure actuelle... Ça dégoute > [!information] Page 79 La dépense alimentaire par personne varie du simple au double selon le niveau de vie (INSEE). Pour une moyenne de 173 euros par personne et par mois, la dépense est de 138 euros/mois pour le premier décile et de 242 euros/mois pour le dernier décile. L’échantillon de l’OIG donne 155 euros. Ces chiffres sous-estiment cependant gravement les écarts car ils ne tiennent compte que de l’alimentation à domicile et non pas des repas pris à l’extérieur, or cette dépense varie de 22 à 107 euros/mois entre le premier et le dernier décile. > [!accord] Page 80 Précisons qu’il est scandaleux qu’il soit meilleur marché d’acheter de mauvaises calories que des bonnes, encore qu’il convienne de se méfier, là encore, de tout misérabilisme. > [!information] Page 80 On sait aussi que si l’autoconsommation ne cesse de baisser, elle n’est pas négligeable chez les paysans et les ouvriers surtout en ce qui concerne les fruits/légumes (les légumes autoconsommés représentent 23 % de la consommation et les fruits 12 % de la consommation). > [!accord] Page 81 Sous-représentés dans la restauration commerciale, les milieux populaires sont surreprésentés dans la restauration sociale (école, entreprise, etc.). C’est un atout puisque l’État pourrait utiliser ce secteur pour développer une agriculture soutenable, en modifiant le Code des marchés publics. > [!information] Page 82 Avant d’examiner les caractéristiques qualitatives des cultures populaires au regard de l’écologie, encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle culture. J’entends par culture l’ensemble des composantes du mode de vie populaire. Je choisis donc [[Antonio Gramsci]] et [[Walter Benjamin]] contre Matthew Arnold qui réduisait la culture à « tout ce qui a été pensé et dit de meilleur dans le monde ». ^f0b1d4 > [!accord] Page 82 J’ajouterai immédiatement que parler de culture populaire au singulier constitue une facilité d’écriture car ces cultures ne sont jamais statiques ni homogènes. Les critères de différenciation sont multiples : cultures populaires urbaines ou rurales, cultures des centres-villes ou des banlieues, différences de cultures en fonction de l’âge, du sexe et bien sûr des métiers, de la précarité, etc. Le constat empirique de cette mosaïque est souvent l’occasion de dénier toute consistance donc réalité objective et subjective aux cultures populaires. Il en est pourtant ainsi de toutes les cultures dominées déjà/toujours dispersées. Je pense que les cultures restent divisées tant qu’elles demeurent populaires. C’est le point de vue des puissants/dominants qui est toujours unilatéral, c’est le capitalisme qui a la capacité de transformer toute chose en marchandise, c’est le productiviste extractiviste qui ne voit dans la vie qu’une somme de moyens. > [!accord] Page 83 Les cultures populaires sont multiples car les milieux populaires sont nécessairement multiples, faute d’être soumis au seul principe économique. C’est pourquoi je parle des cultures populaires comme de bouillons de culture. Elles sont aussi nécessairement métisses. C’est à ce titre qu’[[Édouard Glissant]] et Patrick Chamoiseau ont pu faire l’éloge de la « créolisation » et y lire l’avenir du monde. ^b52be6 > [!accord] Page 83 Je m’insurge contre la confusion devenue banale entre culture populaire et de masse. Cette confusion est grosse de significations mais aussi de sous-entendus. Elle oublie déjà la tension que souhaitait maintenir Christopher Lasch avec son ouvrage Culture de masse ou culture populaire ?2. Il s’agissait bien pour le sociologue américain d’opposer ces deux cultures. Christopher Lasch nous est donc d’autant plus utile qu’il n’opposait pas justement culture de masse et culture savante ou cultivée, comme beaucoup ont tendance à le faire, mais culture de masse et culture populaire. > > [!cite] Note > D'où le fait aussi de faire émerger, ou rendre visible tout simplement, la culture intellectuelle populaire et mettre en avant des savoir qui ne sont pas assez respectable mais tout aussi intéressants > [!information] Page 84 Christopher Lasch fait d’ailleurs de Narcisse une nouvelle figure du capitalisme et non pas de la (néo) prolétarisation ni même de la moyennisation de la société. J’apprécie moins Lasch lorsqu’il donne à penser que l’industrie de masse serait devenue toute-puissante et aurait finalement déjà tout colonisé. Il prend les fantasmes de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, pour la réalité « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective “business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit \[…\]. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible… » > [!accord] Page 85 Je crois qu’une raison sourde mais profonde du succès de cette confusion entre culture de masse et culture populaire, est qu’elle arrange tous ceux qui ont intérêt à les confondre et qu’elle fonctionne ainsi parfaitement chez les bobos, déjà parce qu’elle recycle des images hideuses de la plèbe, de la foule, etc. Choisir de parler de culture de masse en lieu et place des cultures populaires, c’est renvoyer le peuple à l’indistinct, au troupeau, à tout ce qui grouille. > [!accord] Page 85 Personne ne peut nier que l’industrie puise son inspiration au sein de la créativité populaire, mais ne dire que cela c’est refuser de voir deux choses : c’est être aveugle au fait que l’industrie ne retient que quelques signes qu’elle fait fonctionner à la place du tout ; c’est ignorer aussi que ce pillage de la créativité populaire est une constante de l’histoire, y compris dans le champ scientifique5. L’industrie culturelle pille les cultures populaires, de la même façon que l’industrie pharmaceutique pille les connaissances et patrimoines des indigènes. La culture de masse c’est donc le propre de l’industrie culturelle capitaliste. Une autre raison de cette confusion coupable entre culture populaire et de masse, c’est qu’elle renvoie l’endoctrinement aux seuls médias modernes, bref, elle oublie un peu trop le poids de l’endoctrinement religieux séculaire et actuel. > [!information] Page 86 Il semble possible d’étendre la notion de « reverse cultural flows » de Jonathan Xavier Inda et Renato Rosaldo aux cultures sociales et pas seulement juvéniles. Cette influence des cultures populaires sur celles des classes aisées est une bonne nouvelle car elle laisse ouverte la perspective d’étendre progressivement des modes de vie écologiquement plus sobres. Charles Fourier ne disait-il pas déjà que la révolution ne triompherait que le jour où les riches envieraient la table des pauvres ? > [!information] Page 86 Ce livre n’existerait sans doute pas sans le travail de Michel Verret et la publication des trois tomes de son grand livre, L’espace ouvrier (1979) qui interroge la place centrale de l’espace domestique, l’attachement au quartier, au territoire local, l’investissement dans le jardinage ; Le travail ouvrier (1982) qui questionne la coopération ouvrière et l’engagement militant et La culture ouvrière (1988) qui questionne les jeux sportifs, l’idéal festif, le plaisir du temps à soi, les résistances aux dominations culturelles. > [!information] Page 87 [[Jacques Rancière]] reste connu, même si [[La nuit des prolétaires]] (1981) est tombé malheureusement un peu dans l’oubli, livre magistral qui questionne les rêves des ouvriers saint-simoniens ; Michel Verret encore moins connu s’il faut en juger par l’espace occupé sur le Web (290 000 occurrences seulement contre 439 000 pour [[Jacques Rancière|Rancière]] et 12 400 000 pour BHL). ^8c2c4c > [!accord] Page 92 Les milieux populaires affirment ainsi d’abord leur identité au travers de leurs multiples identifications collectives. Beaucoup de sociologues ont noté cette difficulté et parfois même le refus manifeste des milieux populaires à parler à la première personne du singulier. > [!accord] Page 93 Ainsi renvoyer les milieux populaires aux cultures du « nous » face aux milieux aisés cultivant le « je » est une approximation mais une approximation opérante. C’est bien sûr forcer le trait mais c’est aussi et surtout nous mettre en situation d’entendre ce bruit de fond constant et salutaire. > > [!cite] Note > Clairement d'accord, c'est ce que j'évoquais avec le retour du commun et de l'héritage commun, sortir l'héritage de l'être individuel mais le faire intègres à l'assemblé du groupe, la fierté de transmettre terre, culture et dialecte. La fierté de transmettre un nous d'entraide et de puissance, un nous qui permet de lancer les premiers pas de Sisyphe dans sa lourde tâche. > [!accord] Page 96 Les cultures populaires existent donc quoi qu’en disent les droites, les milieux d’affaires et une fraction des gauches souvent issue de la Noblesse d’État. Ces cultures populaires ne sont pas des cultures du moins, au sens où il s’agirait de faire la même chose que les riches mais en moins, ou beaucoup moins. Cette vision classique est celle d’une écologie/décroissance punitive et austéritaire. > [!information] Page 96 La quête de ce cheminement s’impose dès lors qu’on renonce à trois mythes. Celui d’un « capitalisme sans croissance » que promeut Tim Jackson. Celui d’une croissance propre, y compris sous le vocable de découpage. Enfin celui d’un projet émancipateur qui ferait l’impasse sur les contraintes environnementales en supposant que la technoscience trouvera bien toujours une solution > [!information] Page 97 Les chiffres sont connus de tous. La planète ne peut supporter plus de 3 milliards de TEC (tonne-équivalent-carbone) annuellement. Nous en sommes aujourd’hui à 6,8 milliards, soit l’équivalent de 22 milliards de tonnes de CO2. Compte tenu de la population mondiale, cela donne un maximum de 460 kg E.C. par personne, ou si l’on préfère, 1,64 tonne de CO2 par personne/an. > [!accord] Page 97 On répète à l’envi, que les émissions de GES ont baissé en Europe d’un quart depuis 1990 et sont passées de 12 à 9 milliards de tonnes par habitant/an. L’Europe, avec une hausse du PIB de 45 %, aurait vu ses émissions diminuer de 19 %. Cette approche est totalement erronée, car elle ne tient pas compte du fait que la délocalisation de l’industrie s’accompagne de celle des émissions, d’autant que la recherche de pays « moins disant » écologiquement devient un enjeu réel pour les firmes. > [!information] Page 97 Ken Caldeira et Steven Davis, deux chercheurs nord-américains, ont ainsi réattribué à chaque nation la part des émissions dont elle est responsable de par sa consommation finale (Carnegie institution for science). Ils ont utilisé pour cela les chiffres du commerce international. Ainsi 23 % des émissions sur les productions sont exportées vers le Sud. En Europe, c’est un tiers des émissions de pays comme la France qui se trouve externalisé, soit 4 tonnes de CO2/habitant/an. > [!information] Page 98 Nous n’en prenons malheureusement pas le chemin, puisque le taux de concentration de CO2 dans l’atmosphère atteint chaque année de nouveaux records, avec, en 2014, 40 milliards de tonnes de CO2, soit une hausse de 61 %, par rapport à 1990, année de référence du protocole de Kyoto. > [!accord] Page 99 L’enjeu est d’inventer collectivement de nouveaux modes de vie, c’est-à-dire de nouveaux modes de production et de consommation, d’autres rapports au monde, au temps, à l’espace, aux objets, aux autres, à soi-même, etc. Cette différence d’approche explique le schisme entre la décroissance austéritaire et les autres mouvances de la décroissance issues des gauches2. > [!information] Page 99 La décroissance austéritaire n’est pas seulement injuste socialement, elle est totalement irréalisable, comme fut irréalisable le projet du dictateur portugais Salazar, professeur d’économie et ardent défenseur du catholicisme social, de « sacrifier le désir » et de considérer que le bonheur était dans le renoncement. > [!accord] Page 99 Cette décroissance austéritaire manque totalement d’imagination puisqu’elle est incapable d’entrevoir d’autres façons de vivre, d’autres visions de la vie. Elle est « simplement » du côté du moins, alors que les tenants du croissancisme sont du côté du plus, elle partage donc finalement le même paradigme. > [!accord] Page 99 La question que nous posons n’est pas celle du manque, énième façon de recycler le malthusianisme, toujours socialement réactionnaire, mais celle des choix de société qui permettront de faire le choix énergétique de laisser sous Terre des centaines de milliards de tonnes d’énergie fossile sous peine de catastrophe. > [!accord] Page 100 Ce sont les « paysans sans terre » du Brésil qui s’opposent à la construction de nouveaux barrages hydrauliques, non pas par aveuglement mais par réalisme de classe : ils expliquent qu’il y a déjà assez d’énergie pour satisfaire les besoins des gens du commun, mais que les riches et les firmes en veulent toujours plus. > [!accord] Page 101 Il ne reste donc aux générations futures que l’autre solution, toujours évoquée, jamais appliquée, celle du partage égalitaire des richesses planétaires. Par richesses, j’entends autant les richesses économiques que les ressources naturelles. C’est pourquoi justice sociale et écologie sont intimement liées. > [!désaccord] Page 101 le libertarien Christian Michel : « Je range l’objectif de justice sociale sous le même titre que celui de Reich de mille ans, du Grand bond en avant ou de la société sans classe \[…\] La société ne peut pas être transformée en organe qui aurait pour vocation de fabriquer de la “justice sociale” puisque cela conduirait à l’oppression institutionnalisée d’une fraction du peuple par une autre \[…\] On avait d’autant moins de chances de rester au chômage qu’on était pauvre et moins qualifié. Le salaire minimum, les entraves à la liberté du travail, interdisent un travail à des millions d’entre eux, surtout les plus jeunes1. » On sait que ce point de vue n’est pas isolé. Friedrich Hayek précisait : « J’en suis arrivé à sentir très vivement que le plus grand service dont je sois encore capable envers mes contemporains serait de faire que ceux d’entre eux qui parlent ou écrivent éprouvent désormais une honte insurmontable à se servir encore du terme “justice sociale”. » > > [!cite] Note > Ces gens sont ravagés... > [!information] Page 102 Le PIB mondial est estimé à 74 899 milliards de dollars US en 2013. En mars 2014, le magazine Forbes recensait 1 426 milliardaires cumulant 5 000 milliards de dollars soit 2 fois le PIB français. Les États-Unis sont toujours la terre de prédilection des super-riches. > [!information] Page 102 La fortune des 85 plus gros milliardaires équivaut à celle de 50 % de l’humanité. Se demander qui a intérêt à la justice sociale semble donc superflu. > [!accord] Page 103 Nous verrons, plus loin que selon l’économie du bonheur ce choix de la justice sociale allégera même la souffrance des riches, puisqu’eux-mêmes se disent beaucoup plus heureux dans une société davantage égalitaire. J’ajouterai qu’il ne s’agit pas seulement d’être partageux entre Français mais de vouloir une répartition juste du gâteau planétaire en tenant compte des réparations qui s’imposent au regard des multiples dettes envers le Sud (dette esclavagiste, dette financière du Nord envers le Sud, dette écologique). > [!accord] Page 103 Nous verrons, par la suite, qu’il ne suffira pas de mieux partager le gâteau, encore faudra-t-il changer sa recette : que produit-on, comment et pour qui ? Nous ne pourrons pas répondre à ces questions sans un surcroît de démocratie. C’est pourquoi justice sociale, écologique et politique marchent nécessairement ensemble. > [!accord] Page 104 Nous sommes donc en droit de nous demander qui des milieux populaires ou des classes aisées sont le plus à même d’assurer cette rupture. Il ne s’agit pas en effet de se réjouir de la montée du chômage, car comme le soupçonnait Hannah Arendt rien n’est pire qu’une société fondée sur le travail sans travail. Il s’agit d’imaginer une société libérée de la contrainte du travail et permettant un travail enfin libéré, donc aussi utile1. > [!accord] Page 104 La question du travail est trop absente de beaucoup de réflexions d’écologistes qui préfèrent se focaliser sur la seule responsabilité des consommateurs. À trop mettre pourtant l’accent sur les émissions de CO2, le système créé la possibilité de développer un marché carbone et impose ainsi sa propre vision. > > [!cite] Note > Oui !! Bordel de merde. D'où l'importance d'une écologie prolétaire, fait par les travailleurs pour les travailleurs. Qu'est ce qu'on produit, pour qui, dans quel conditions, avec quels produits, dans quelles quantité etc etc. A qui appartient les moyens de productions et les choix de consommation, comment on installe ça ? National, régional, mondiale ? > [!accord] Page 104 Deux grandes solutions sont envisageables qui peuvent se conjuguer. Celle qui consiste à dissocier le revenu du travail avec l’idée d’un « revenu pour tous même sans emploi » ou d’un salaire socialisé3. Celle d’une réduction du temps de travail permettant de « travailler moins pour travailler tous » en visant les 30 heures immédiatement, mais en se souvenant de la vieille promesse de travailler 2 heures par jour. > [!information] Page 105 Bernard Friot se dit aussi opposé à toute nouvelle réduction du temps de travail, mais pour des motifs totalement différents, puisque pour lui le meilleur combat consiste à mettre en cause l’opposition entre travail et loisirs, en organisant la désaliénation du travail, en le rendant plus agréable et vivant. > [!accord] Page 105 Depuis 1960, la production de blé et de riz a certes triplé et celle de maïs a presque été multipliée par cinq, mais cette agriculture productiviste s’essouffle et est incapable de nourrir sept milliards d’humains, malgré le fait qu’elle a sacrifié l’humus, la biodiversité et créé un monde sans paysans, etc.4. > [!accord] Page 107 C’est indispensable si nous voulons que les salariés puissent décider collectivement de ce qu’il convient de produire, comment et pour qui, c’est indispensable aussi pour tenir compte des contraintes environnementales. Sans donner le pouvoir aux salariés et usagers, on ne voit pas comment les bons choix socio-écologiques pourraient être faits pour des raisons de classe. > [!approfondir] Page 107 [[Hegel]] avait raison contre [[Karl Marx|Marx]] : il n’y a rien qui soit « réel » dans la division du travail, au sens où elle répond d’abord à un imaginaire de classe. On suivra donc Georges Friedmann qui avait raison d’écrire que la division du travail sert d’abord à séparer l’homme – le travailleur – de son humanité. Le taylorisme n’est pas d’abord une organisation scientifique du travail d’où résulterait accidentellement le « travail en miettes »6 mais la volonté d’en finir avec l’autonomie des travailleurs, avec leurs vieux métiers fondés sur le règne de l’empirisme, sur le coup d’œil, le coup de main, le geste sûr, les secrets de fabrication, l’amour du travail bien fait, etc. ^7f1b28 > [!information] Page 108 Les sociologues du travail opposent, sur ce point, classes aisées et populaires. Les classes aisées ont dans le travail d’abord un rapport à l’argent et à la concurrence. Le propre du capitalisme est d’avoir inversé le flux classique « M-A-M », dans lequel le but reste l’utilité et l’argent le moyen, en « A-M-A’ » dans lequel l’utilité devient le moyen et l’argent (la capitalisation) l’objectif. > [!approfondir] Page 108 Les milieux populaires ont dans le rapport au travail une relation à la matière et aux autres salariés qui est première et une relation au salaire qui est seconde. C’était déjà vrai des « Chevaliers du travail » (ancêtre des syndicalistes), des « Sublimes » du XIXe siècle, de l’aristocratie ouvrière du XXe siècle. Cet amour du travail bien fait n’a pas disparu au XXIe siècle, ni du secteur privé ni du secteur public, malgré les modes de management. Cet amour du travail bien fait concerne l’ensemble des activités des services et pas seulement le travail manuel, comme on le croit spontanément. Cet amour du travail bien fait court des constructeurs de cathédrales aux éboueurs et plongeurs, des enseignants aux postiers désobéissants qui refusent de devenir des VRP au service de « l’entreprise Poste ». > [!accord] Page 108 Travailler bien, c’est fabriquer proprement des choses utiles, durables, avec le minimum de déchets et de pertes, avec, en outre, une belle gestuelle. Nous avons donc dans ce rapport populaire au travail une relation à la matière qui ne peut être que bénéfique pour assurer une transition écologique. > [!accord] Page 109 Nous avons un indice malheureux de la persistance du rapport populaire au travail dans la souffrance au travail et dans la multiplication des suicides. Cette souffrance est liée à l’impossibilité sociale et psychique d’accepter de faire n’importe quoi, elle est liée à l’interdiction faite de travailler convenablement, en raison du refus de l’écart entre travail prescrit et réel. Or, c’est justement cet écart qui est constitutif du travail humain lui-même. C’est justement ce rapport coopératif aux autres qui est jugé essentiel. C’est tout ce qui distingue encore le plus « sale boulot » de l’activité d’un robot. > [!approfondir] Page 109 Non seulement les milieux populaires sont ceux qui ont le plus intérêt objectivement à cette refonte du travail, puisque ce sont eux qui exercent les plus sales boulots (54 % des ouvriers connaissent des contraintes de rythme de travail contre 26 % des cadres. 39 % des ouvriers souffrent de nuisance sonore), mais ce sont eux qui possèdent, au plus haut point, la logique de l’honneur professionnel dont parle Philippe d’Iribarne7. C’est ce qui permet de comprendre que les milieux populaires oscillent constamment entre le refus du travail aliéné et l’amour du travail bien fait ! Le travail est valorisé tant qu’il peut être assigné à un métier. Philippe d’Iribarne a montré qu’avoir un métier « c’est appartenir à un corps, s’inscrire dans la grandeur d’une tradition porteuse d’une forme d’honorabilité que l’on a le devoir de maintenir, à la fois en en étant digne, et en s’opposant à ce qu’on manque de respect à son égard ». > [!information] Page 110 Michel Verret a montré que le travail des ouvriers n’est une simple dépense d’effort physique et de vigilance que du point de vue des dominants. Il y a toute une intelligence du corps/du geste qui fait du monde objectif un monde de signes. C’est bien de cela aussi qu’a besoin la transition écologique, de cette capacité à devenir sensible au monde objectif. Christophe Dejours explique merveilleusement comment, par exemple, un bon menuisier ou enseignant est produit lui-même par son travail, comment il a, en lui, la mémoire de tous les bois, de toutes les classes8. > [!approfondir] Page 110 J’ai montré dans Le mésusage que si le capitalisme a produit longtemps salement des choses utiles, il produit aujourd’hui encore plus salement des choses toujours plus inutiles. J’ai proposé la notion de « Junkproduction ». > [!information] Page 110 Ce concept prolonge la notion de « Junkspace » (espace pourri) proposée par Rem Koolhaas pour penser les mutations du système urbain (avec le zonage mono fonctionnel, l’esthétisme des centres commerciaux, des centres-villes substituables, la contamination des abords des villes par l’urbanisme commercial, etc.) et celle de « Junkfood » (alimentation pourrie) proposée par Michael Jacobson, directeur du Centre pour la science dans l’intérêt du public. > [!accord] Page 111 Aussi de la même façon que les milieux populaires ont intérêt objectivement et subjectivement à changer la façon de travailler, ils ont le même intérêt à changer le contenu des productions et services. La « junkproduction » heurte les besoins et la sensibilité des gens de peu. > > [!cite] Note > Par soucis de facilité et surtout économique, les prolo ont plus tendance à consommer du junk, fast fashion, fastfood etc etc. Très peu par volonté, plus par économie, se faire plaisir quand on a peu... > [!approfondir] Page 111 Nous le constatons, lors de chaque Forum national de la désobéissance, lorsque des salariés de toutes les professions viennent expliquer comment ils sont obligés de désobéir pour pouvoir produire de belles choses utiles. > > [!cite] Note > En vrai ça rebondi sur les bullshit jobs > [!accord] Page 111 Les milieux populaires peuvent apporter à l’écologie une sensibilité moins technophobe que celle qui tourne parfois à une sorte de haine maladive des objets. De la même façon qu’il faut réhabiliter le travail productif pour mieux s’en émanciper, il convient aussi de réhabiliter le monde des objets pour mieux les maîtriser et éviter qu’ils ne deviennent cette substance proliférante9. > > [!cite] Note > Mdr en vrai Dr Stone participe à rendre merveilleux la production humaine et les créations scientifique > [!information] Page 111 Les sociologues de la consommation ont toujours été conscients de cet enjeu, ainsi de [[Jean Baudrillard]] et de son Système des objets, mais aussi de Jean-Claude Kaufmann et de son étude des deux mondes de la vaisselle. ^a75fe1 > [!approfondir] Page 112 Le producteur, déjà interdit d’image se trouve interdit de futur. Ce discrédit du travail productif n’est pas une bonne chose sur le plan écologique : il est un symptôme de la haine envers les milieux populaires mais aussi celui d’une économie vouée à la financiarisation et au profit. > [!information] Page 114 La transition écologique est impossible tant que nous acceptons le point de vue des marchands sur la consommation, tant que nous continuons à naturaliser ce qui n’est qu’un produit historique finalement très récent. [[Jean Baudrillard]] note l’absence durable dans la langue française de termes équivalents à ceux de consommation et consommateur : « Notre époque est la première où aussi bien les dépenses alimentaires courantes que les dépenses “de prestige” s’appellent toutes ensemble “consommer”, et cela pour tout le monde, selon un consensus total1. » Ce mot apparu dans le champ religieux passa dans le registre économique avant de donner naissance au mythe de la société de consommation au XXe siècle. On sait que personne ne naît consommateur : on le devient progressivement. > [!accord] Page 114 J’avais eu l’occasion d’écrire dans No Conso qu’il s’agit de sortir de la société de la consommation pour recréer une société d’usagers. Les écologistes sont responsables d’une grave bévue lorsqu’ils laissent croire ou disent que la solution serait « simplement » de consommer moins2. > [!accord] Page 114 Mais ne dire que cela est une insulte envers ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois, qui ne partent jamais en vacances, qui renoncent à se soigner, c’est aussi une bêtise incroyable qui prouve que l’on n’a rien compris à ce qu’est la société de consommation et à la façon de s’en sortir. Trop d’écologistes libéraux et de décroissants de droite ne voient pas que la consommation est une caractéristique de la société industrielle capitaliste, qu’elle n’est pas l’autre face de la production, puisque la consommation elle-même est une production, comme l’analyse fort bien [[Personnalité/Gilles Deleuze]]. Ils ne voient pas que ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui sont consommés, comme l’a souligné [[Jean Baudrillard]] dans sa Critique de l’écologie politique du signe. ^d98990 > [!accord] Page 115 La société de consommation n’est pas venue combler un manque, comme s’il n’y avait rien avant son avènement, et c’est pourquoi elle fut longtemps refusée par le peuple. Avant la société de consommation, il y avait d’autres façons de vivre, d’autres cultures, d’autres rapports au monde. La société de consommation c’est d’abord cela, cette volonté de délégitimer et d’anéantir les cultures populaires, qu’elles soient rurales ou urbaines. Nous resterons aveugles aux modes de vie populaires tant que nous accepterons de rester prisonniers de cette autodéfinition du capitalisme, tant que nous croirons que le capitalisme dit la vérité sur la mort des cultures populaires. La société d’avant la consommation était une société de l’usage mais aussi une société de la production de sujets humains. > [!approfondir] Page 116 Dans leurs rapports au monde, les milieux populaires séparent, toujours aujourd’hui, beaucoup moins les relations aux objets et aux humains. Cela passe par le maintien de formes de vie précapitalistes (prêt de matériel, entraide, importance de la famille, type d’occupation du temps libre). > [!désaccord] Page 118 La valeur d’échange ne peut devenir l’équivalent général que si l’objet-marchandise est pensé comme tenant lieu du social (fabrique de l’humain). Nous n’avons plus les mots et codes pour le dire mais les objets pour le faire. Le logiciel de traitement de texte remplace la maîtrise du français. Le GPS remplace la pratique de l’appropriation d’un espace. L’Ipod remplace la pratique instrumentale. Le portable et Internet remplacent le dialogue. > > [!cite] Note > Pas convaincu, ça ne remplace pas, ça modifier nos rapport, les améliores. Ce sont des outils comme d'autre qui diminue la pénibilité. > [!information] Page 118 La transition écologique suppose de prendre appui sur ce qui existe de formes de vie précapitalistes pour en faire des formes postcapitalistes. C’est, par exemple, tout le sens du projet du Plan d’action pour le développement de la Martinique (PADM), de faire face au mal-développement en misant sur les formes coopératives, les mutuelles, les jardins créoles, les formes de solidarités familiales, les relations d’entraide, afin d’avancer vers une société post-pétrolière fondée sur l’autonomie dans tous les domaines de la vie6. > [!information] Page 119 Peu importe, à ce stade de l’analyse, que la satisfaction de ce besoin soit faite à base de « Junkproduction » (alimentaire, médicale, immobilière, sportive, etc.), car l’essentiel, comme l’indiquait Clouscard, c’est que les milieux populaires accèdent moins aux biens libidinaux que les classes aisées. Le philosophe marxiste consacrera une part importante de son œuvre à démontrer que les milieux populaires ne consommeraient pas au sens technique du terme, puisqu’ils n’accéderaient véritablement qu’aux biens indispensables et d’équipement (achetés pour leur usage) et non aux biens libidinaux. Conséquence : les milieux populaires échappent à l’envahissement des « processus de travail » dans le champ des loisirs comme le notait aussi Antonio Négri. > [!accord] Page 119 Michel Clouscard explique le succès de la dégradation du besoin au sein des milieux enrichis par la nécessité qu’ils auraient de justifier, à leurs propres yeux, leur propre existence par le gaspillage. Les milieux populaires n’auraient bien sûr pas ce même besoin de se justifier par le gaspillage. > > [!cite] Note > On a lu un article qui explique ça avec le gaspillage. Et aussi une vidéo INA sur le sujet > [!approfondir] Page 120 On sait que le psychanalyste Jacques Lacan opposait Jouissance et désir. Le capitalisme de l’hyperconsommation est celui d’une jouissance sans désir. Le désir n’existe pas, faute d’être désir de quelque chose. Comment pourrait-on désirer la « junkproduction » ? L’obsolescence programmée ? La gadgétisation ? Cette jouissance sans désir est une jouissance sans sujet, car être sujet, c’est être désirant ; sans interdits, il n’y a pas de désirs, sans désir, le sujet n’existe pas. Cette jouissance sans désir n’a strictement rien de commun avec la volupté. Elle est une jouissance sans parole, or, comme l’écrit Élisabeth Roudinesco « la jouissance sans parole, c’est la mort ». > [!approfondir] Page 121 Cette jouissance sans désir est inévitable pour qui place le Salut dans la marchandise (au sens du fonctionnement marchand et non de l’usage des objets). Le désir marchand ne peut être un vrai désir, faute de naître de la rencontre d’un autre désir, c’est pourquoi le capitalisme confond autant désir et envie. J’ai montré dans Le Mésusage que les milieux populaires campent davantage dans le désir et les classes aisées dans l’envie. L’habitus populaire enchaîne davantage les « gens de peu » au désir qu’à l’envie, en raison déjà du caractère beaucoup plus collectif des consommations. Il y a moins d’auto-érotisme, moins de narcissisme à Saint-Denis qu’à Neuilly. > [!accord] Page 121 Les milieux populaires sont aussi davantage accrochés au réel de par leur rapport au monde (des objets et des humains), ils ont besoin des utilités. Les milieux populaires peinent à se représenter la société comme un Grand Sein intarissable, en raison des fins de mois qui commencent le quinze. L’argent ne fonctionne d’ailleurs pas de la même façon selon les milieux. L’argent fonctionne encore dans les milieux populaires comme un mécanisme civilisateur puisqu’il est le prix à payer pour que le désir se confronte aux autres. Le manque d’argent témoigne que le monde n’est pas régi par mes seuls désirs. L’argent dans son fonctionnement populaire introduit une référence au réel : il n’a même pas besoin d’être épargné (au grand dam des dames patronnesses) pour intervenir comme instrument de frustration au regard de la toute-puissance du désir (que stimulent notamment la publicité et le marketing). L’argent fonctionne tout autrement dans les milieux enrichis en raison de son abondance, mais surtout d’une beaucoup plus forte individualisation des pratiques. Il devient davantage un Objet primaire qu’une accroche au réel. > [!accord] Page 123 Aucun socialiste ni aucun écologiste, d’hier ou d’aujourd’hui, n’imagine possible de changer la société sans modifier ce rapport collectif au temps. Nous pouvons nous enorgueillir d’une tradition de combats dans ce domaine. Ainsi l’histoire du mouvement ouvrier est celle du refus de la dépossession du temps, avec des revendications en faveur de la réduction du temps de travail, contre la chaîne, contre les cadences infernales, contre les chronométreurs, contre les pointeuses, pour le respect du droit aux pauses toilettes et aux casse-croûte, etc. > [!information] Page 123 Songeons au mouvement Slow Food, au réseau international des villes lentes, aux collectivités qui reconnaissent le droit à la nuit (extinction des lumières). Les sept milliards d’humains ne souffrent pas de la même façon de cette accélération. Le Forum international de 2010 sur « Ralentir la vi(ll)e » avait pu montrer que ce sont les milieux populaires qui en sont les premières et principales victimes. Toute accélération se traduit par la mise en échec des plus faibles : enfants et vieillards, handicapés et immigrés, milieux populaires et naufragés, etc. Le combat contre la vitesse est donc autant un combat « écolo » que social. > [!accord] Page 124 Les sociologues ont noté cette propension populaire à « prendre son temps », voire même à « perdre son temps ». Le philosophe François Ost parle ainsi d’un droit de chacun à vivre à son rythme. Ce rapport populaire à la temporalité possède, bien sûr, un fondement objectif. > [!accord] Page 125 Certains écologistes redoutent toutefois que cette insouciance populaire ne soit finalement contraire à l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas1. Dire cela c’est oublier que les milieux populaires, même non convaincus, présentent un meilleur bilan écologiste que les meilleurs écologistes, c’est oublier que les cultures populaires demeurent avant tout des « cultures du peu », ce qui les immunise a priori contre les délires de toute-puissance du système et les prédisposent davantage à profiter de la vie, avec ses limites, ses contraintes. > [!information] Page 126 D’autres spécialistes ont montré que les milieux populaires partagent une conception d’un temps séquencé (par les épisodes de la vie), mais peu ou pas planifiée. La temporalité populaire serait enfin celle d’un temps polychrone (selon la typologie de Edward T. Hall), avec la possibilité de mener plusieurs activités simultanées, avec une forte idée de coopération, puisque ce temps polychrone est celui d’individus qui sont toujours en interaction avec d’autres. > [!approfondir] Page 127 Les loisirs populaires sont chronophages (bricolage, jardinage, bavardages). Les milieux populaires pratiquent ainsi davantage les jeux de boules ou de cartes que les sports de glisse, ou que la course à pied. Ces grandes caractéristiques du temps populaire semblent répondre à l’urgence écologique qui est de rompre avec le culte de la vitesse, avec la suprématie des temps rapides sur les temps lents, des temps courts sur les temps longs, avec une conception linéaire et mécanique du temps, qui est celle de l’économisme pour qui un instant (du jour ou de la nuit) vaut un autre instant (de la semaine ou du dimanche). La transition écologique a besoin d’un temps plus humain, plus collectif, d’un temps qui soit reconnu dans sa pluralité, d’un temps plus qualitatif que quantitatif. La transition écologique a donc besoin d’un temps populaire. > [!accord] Page 128 Mieux vaudrait sans doute renouer avec la notion de temps libre plutôt que de conserver celle de civilisation des loisirs. Déjà parce que les milieux populaires sont plus portés au temps libre qu’à la consommation de loisirs industriels. Ensuite parce que les loisirs sont une invention de la société travailliste. > [!information] Page 128 Le temps n’est pas si loin où la gauche créait, en 1981, un ministère du Temps libre, fondé sur l’expérience de 1936, sur l’éducation populaire, sur la pensée de Léo Lagrange. Le ministre, André Henry, se heurtera à la vindicte de la droite, des milieux d’affaires et des médias, tous hostiles à cette appellation. C’est que les bons milieux se méfient du temps libre comme les cathos de jadis. > [!accord] Page 128 Le grand enjeu n’est pas de savoir si le temps libre augmentera dans les prochaines décennies, car il augmentera nécessairement, qu’il soit contraint sous forme de chômage ou libre sous forme de réduction du temps de travail, mais de déterminer si nous saurons inventer une occupation du temps libre qui ne soit pas émettrice de toujours plus de CO2… > [!information] Page 129 40 % seulement des ouvriers partent en vacances contre 70 % des cadres supérieurs. Ces écarts selon les niveaux de vie ne cessent même de se creuser. D’une part parce que ceux qui partaient déjà peu partent encore moins avec l’austérité, d’autre part parce que ceux qui partaient beaucoup partent encore davantage. Ainsi seulement 22 % de la population part plusieurs fois en vacances par an ! Un ouvrier part quatre fois moins souvent qu’un cadre et il part autrement. Les milieux populaires partent beaucoup moins longtemps, beaucoup moins loin et ils passent davantage leurs vacances en famille ou dans des campings. Une semaine de vacances en location (bord de mer par exemple) représente environ 50 % d’un SMIC. > [!information] Page 129 J’ajouterai qu’il faudrait aussi s’interroger sur la nature de l’offre touristique : Disneyland est le prototype même de ce qu’il ne faut surtout pas faire, déjà en raison de son gigantisme, puisqu’avec 12 millions de visiteurs par an, soit le double de la Tour Eiffel, cette première destination touristique européenne n’est même pas rentable1. Les collectifs qui s’opposent à de tels mégaprojets touristiques sont donc dans le vrai. > [!approfondir] Page 130 Selon l’Agence européenne de l’Environnement, les émissions de CO2 des vols internationaux au départ de l’Union Européenne, ont augmenté de 85 % entre 1990 et 2004 et ce bilan devrait s’aggraver en raison de l’explosion des vols Lowcost (qui d’ailleurs ne « démocratisent » pas vraiment les voyages en avion puisqu’ils permettent à ceux qui volaient déjà de voler plus souvent et plus loin). > [!approfondir] Page 130 On peut opposer l’approche des loisirs de Joffre Dumazedier et celle de Joël Guibert. Dumazedier explique que le temps libre serait avant tout celui de la réalisation de soi, celui d’un individu libéré du travail et des liens personnels : ce serait un « ensemble d’occupations auxquelles l’individu peut s’adonner de plein gré, soit pour se reposer, soit pour se divertir, soit pour développer son information ou sa formation désintéressée, sa participation sociale volontaire ou sa libre capacité créatrice après s’être dégagé de ses obligations professionnelles, familiales et sociales ». Cette pratique individualiste, sinon égotique, des loisirs est celle des classes aisées. Joël Guibert montre, à l’inverse, qu’existe une continuité du temps des loisirs et du temps des autres activités, y compris laborieuses, au sein des milieux populaires. Cette conception du temps libre est moins propice aux loisirs industrialisés > [!accord] Page 131 Le capitalisme s’est déployé dans la sphère de la consommation des loisirs au point d’en faire souvent des moments aussi aliénants que le travail lui-même. > [!information] Page 131 Mais ce qu’oublient surtout ces donneurs de leçons, c’est que la façon de regarder la TV n’est pas la même selon les milieux sociaux, tout comme la façon de (ne pas) se taire au spectacle ! Les sociologues des médias ont montré que les gens du commun peuvent regarder des émissions justement parce qu’elles sont idiotes et « sans aucun intérêt ». Déjà parce qu’ils sont beaucoup moins passifs que les bobos et les intellectuels dans leur rapport au petit ou au grand écran. Ils ne sont pas, dans une « hypnose privée » mais dans une « attention oblique », dont la dérision, le jeu avec les conventions sont toujours présents. Ils savent regarder une émission stupide justement parce qu’elle contient toutes les conventions les plus éculées, comme on rit d’une bonne farce. > [!accord] Page 132 Sartre appelait justement à se méfier de l’esprit de sérieux des classes dirigeantes qui n’est que le masque de leur propre mauvaise foi. La TV populaire comme le repas populaire sont aussi des heures passées ensemble. Le loisir populaire est davantage du côté de la conception originelle « licera », qui désigne la possibilité de faire quelque chose en prenant son temps, plutôt que du côté de l’« otium », c’est-à-dire du loisir cultivé. > [!accord] Page 132 Selon Michel Verret, l’un des fondements de la culture ouvrière est l’incapacité structurelle à concevoir le temps libre comme un loisir. La culture populaire du temps libre est d’abord la possibilité de faire les mêmes choses que d’habitude mais autrement, elle n’est qu’ensuite la possibilité de faire autre chose. > [!information] Page 132 Ainsi le bricolage est-il une façon de continuer à travailler que l’on fait pour soi et « comme il faut », « comme on aime », loin des injonctions patronales. La culture populaire du temps libre n’incite pas à consommer des loisirs au plus vite. C’est d’abord une réappropriation du temps, une maîtrise du rythme. C’est un ralentissement nécessaire et non le choix de longs déplacements. C’est une activité « gratuite » au sens où elle relève du jeu et non pas d’une quelconque logique de l’intérêt (fût-il d’ordre intellectuel ou esthétique). > [!information] Page 133 Les gens du commun au repos sont des homos ludens, pas des forcenés de « l’instruction culturelle ». On ne court pas d’un musée à l’autre. Peu importe la différence qu’introduit Michel Verret entre jeux de vertige – ceux où l’on « s’éclate » en moto ou en consommant de l’alcool –, jeux de rythme (chanson, musique, fanfares, danse, marche, etc.), jeux de choc et jeux de hasard. L’essentiel est que le temps libre populaire est celui de la fête, de la petite fête quotidienne du café à la fête hebdomadaire familiale ou au spectacle période de masse (fanfare, carnaval, foire du trône ou commerciale). > [!information] Page 133 Cet idéal festif populaire renvoie aussi au rêve d’une « bonne vie » auquel les milieux populaires accordent tant d’importance selon tous les sociologues. Les loisirs populaires sont aussi ceux des douze millions de bénévoles qui se recrutent davantage au sein de ces milieux que parmi les cadres dirigeants. Un tiers des 15-35 ans, dont beaucoup issus des milieux populaires, sont également engagés dans des pratiques amatrices, qui ne sont pas des loisirs postés. Même lorsque les milieux populaires cultivent l’entre-soi (campings populaires, jardins ouvriers) c’est pour mieux échapper aux pratiques disqualifiantes ordinaires. Cessons d’analyser les pratiques populaires au regard de celles jugées nobles. Cessons de croire que ces milieux seraient dans l’imitation ou le strict choix du nécessaire. Ce n’est pas d’abord par souci d’économie ou d’imitation qu’on bricole ou qu’on jardine, qu’on préfère jouer aux boules ou aux cartes. La thèse de Joël Guibert sur la vieillesse ouvrière (1982) est à cet égard révélatrice avec la part du dépannage, de l’entraide, des relations égalitaires comme fondement de l’organisation sociale (le don d’un produit du jardin, le prêt d’un outil, le coup de main entre voisins) > [!information] Page 134 Nous ne devons pas opposer ce « goût du paraître » au « refus du paraître » caractéristique des anciens ouvriers, car les mêmes souhaitaient que leur jardin soit non seulement alimentaire mais « beau ». La beauté du geste fait partie de la musette populaire, qu’il s’agisse du geste professionnel, amical, militant… L’étude d’Isabelle Sommier sur « virilité et culture populaire, pour une lecture des actions spectaculaires de la CGT »4 témoigne de ce même souci du beau (réussir un « beau coup »), même si la part de machisme qui entache ces opérations reste condamnable, comme est condamnable l’exhibition de photographies pornographiques dans les vestiaires ouvriers, signe cependant d’une réappropriation des lieux. > [!information] Page 134 Le peuple n’est pas exempt de considérations esthétiques, il les vit à sa façon. Michel Verret s’est beaucoup intéressé aux échangeurs symboliques de la classe ouvrière, c’est-à-dire à la question du rapport des ouvriers aux signes. Les gens du commun se caractérisent par une plus faible appartenance au monde des signes, sauf dans le domaine spécifique de la parole. Le temps libre populaire est déjà un temps de discours, de bavardages, de papotages. > [!accord] Page 136 La transition écologique devra, comme tout processus révolutionnaire, inventer sa propre conception de l’espace afin de pouvoir s’incarner dans un territoire. La Révolution française a dû détruire l’ancien espace monarchique. L’hypercapitalisme qui se sent à l’étroit dans les espaces hérités de l’histoire impose le regroupement des régions et la création de grandes métropoles1. L’espace n’est plus d’abord un espace à habiter et à vivre puisque la métropolisation vise à faire des villes des actrices de la guerre économique. Cette conception de l’espace est contre-productive sur le plan écologique. Nous sommes donc légitimes à demander quel territoire serait le plus à même d’assurer un maximum de justice sociale, écologique et politique. > [!information] Page 136 Plusieurs interventions lors du Forum national sur le ralentissement organisé avec la ville de Vaulx-en-Velin en 2010 avaient insisté sur le fait que la banlieue se voit d’abord dans le regard de l’autre comme le lieu du bannissement. Il est légitime de se demander si cela n’est pas vrai pour tous les espaces populaires décriés (monde rural, zones pavillonnaires, quartiers dit sensibles, etc.)4. D’autres interventions avaient insisté sur le fait que les milieux populaires sont d’abord du côté des espaces semi-fixes dont on ne sort pas (ou presque pas). Ce fut donc l’intelligence politique de la ville d’Aubagne d’obtenir avec la gratuité des transports le droit au déplacement et un meilleur bilan carbone. > [!accord] Page 139 Dans ce contexte, la notion de « mixité sociale » est souvent un piège idéologique car cette mixité se fait à sens unique : il s’agit toujours d’introduire quelques « petits bourgeois » dans les quartiers populaires, jamais l’inverse. Cette illusion de mixité sociale peut même être génératrice de ségrégation à micro-échelle puisque, comme le note Benoît Eugène, la proximité géographique ne peut tenir lieu de proximité sociale5. > [!approfondir] Page 141 Nous disposons pour approfondir cette approche de l’étude de Médecins du monde sur le rapport des milieux populaires à l’espace, avec y compris la peur constante de se perdre, avec un sens des limites géographiques très fort. Pourquoi cette perception de l’espace ne serait-elle pas bénéfique au moment où il va falloir renoncer à prendre l’avion, à faire de longs trajets sans raison ? Sept milliards d’humains qui partageraient la conception et donc la pratique de l’espace des milieux populaires auraient un bilan carbone globalement positif. > [!information] Page 142 La gauche marxiste a longtemps supposé que la classe ouvrière n’avait d’existence véritable que dans l’enceinte de l’entreprise, c’est-à-dire dans ce lieu où elle est justement soumise à l’exploitation et la domination. La première conséquence de cette bévue fut de devenir aveugle aux femmes non salariées, aux enfants, aux vieillards ; la seconde fut de s’interdire de comprendre la richesse de la vie populaire en dehors de l’entreprise. Le capitalisme fut en effet longtemps cantonné au domaine de la production et ne dépassait pas véritablement les limites physiques de l’entreprise. La vie en dehors demeurait marquée par des formes précapitalistes/postcapitalistes. > [!information] Page 143 Jean-Paul Damaggio avait publié, dans Le Sarkophage, un papier fort intéressant sur le refus des milieux populaires de quitter les habitats précaires, trop vite qualifiés de bidonville. La ville bidon, du point de vue populaire, c’est davantage les grandes cités que ces lieux bricolés dans lesquels le génie populaire avait encore sa place. > [!accord] Page 147 Les milieux populaires vivent beaucoup moins hors sol que les classes aisées. J’ai déjà évoqué tout ce qui différencie un immigré pauvre d’un expatrié riche. Les milieux populaires fréquentent aussi beaucoup moins ces « non-lieux » de la modernité que sont par exemple les aéroports, les center-Parcs5 > [!accord] Page 147 La part de la population agricole diminue certes au sein des milieux populaires mais il faut tenir compte du monde rural et néo-rural dans sa globalité. Il faut aussi tenir compte de la persistance des représentations longtemps après l’effacement de leur terreau. Une partie importante des milieux populaires, notamment immigrée, entretient ainsi avec passion ses racines paysannes. On sait l’attirance des milieux populaires pour la pierre et la terre et leur extrême difficulté à en acquérir. La terre est un bien rare et chaque mètre carré compte. > [!information] Page 147 Ce n’est pas une question d’atavisme mais de culture, de milieu social. Ainsi si l’Inde a été le territoire de grandes mobilisations populaires contre le gaspillage de l’eau par les hydropirates (les grandes firmes d’embouteillage), Anil Agarwal note que les questions de l’eau sont très peu présentes dans les universités indiennes, en raison du fait que traditionnellement le traitement des eaux usées était dévolu aux castes les plus basses et donc n’intéressait pas les riches. > [!approfondir] Page 148 Nous pouvons nous inspirer de la démarche de Jocelyne Porcher pour l’élevage et l’étendre à l’ensemble de nos rapports à la nature. Cette spécialiste du monde animal renvoie dos à dos le spécisme et l’antispécisme et propose de penser les rapports entre humanité et autres animaux sur le mode du don et du contre-don, contraignant ainsi à garantir de bonnes conditions aux animaux d’élevage (mais pas seulement) contre ce qu’ils nous apportent6. Nous pourrions ainsi construire politiquement des relations de don entre l’humanité et la nature. Il y aurait ainsi une sortie possible au productivisme, dans le cadre de notre cosmogonie, si nous acceptons d’élargir la logique du don (M. Mauss)7. > [!approfondir] Page 150 La situation française n’est pas aussi tranchée qu’on le prétend. Déjà en raison de la créolisation des cultures nationales du fait des vagues d’immigrations successives, j’ai pu relever dans des jardins partagés, communautaires, une créolisation en marche, comme on le constate, par ailleurs, dans les cités. Ensuite parce que les frontières ne sont pas aussi nettes pour les animaux domestiques… dont la France reste championne. Combien de chiens et de chats (moins certes les poissons rouges) sont considérés comme faisant partie de la famille, bénéficiant d’un prénom d’humain, recevant des cadeaux à date fixe, étant enterrés avec un rituel lourd, à tel point que la législation a dû interdire l’usage de symboles religieux sur les tombes de nos animaux préférés. > [!information] Page 150 Il suffit pour s’en convaincre de citer le grand chef Orens Lyons de la Confédération Iroquoise qui déclarait en 2002 : « La biodiversité est un terme clinique, technique pour qualifier l’équilibre de la vie dont nous dépendons nous, peuples autochtones, disons que nous faisons partie de cette vie ; ainsi ce que vous appelez des “ressources” sont pour nous des relations. Tout est dans la façon dont on les considère \[…\] Nous vous le disons, tant que vous ferez la guerre contre ETENOHA (la terre mère), il ne pourra jamais y avoir de paix10. » > [!approfondir] Page 152 Les stratégies d’évitement des risques ne sont pas les mêmes (et pas seulement pour des raisons d’opportunités économiques, lorsque acheter une maison en zone inondable revient moins cher). La colère peut certes le disputer à la résignation, mais globalement la quête d’explications est moindre, non pas par manque de ressources intellectuelles mais parce qu’il faut faire avec. Ce « faire-avec » (les forces de la nature, par exemple) ne signifie pas qu’il faille refuser le principe de précaution, mais qu’on sera moins spontanément porté à solliciter les miracles de la technoscience. > [!approfondir] Page 154 Le rapport populaire au politique est davantage un rapport de débordement que d’indifférence, il s’agit de dire sa méfiance à l’égard de la politique instituée sans bouder ce qui se développe du côté de l’instituant. C’est pourquoi les politologues utilisent désormais la notion de « non-vote », moins stigmatisante que celle d’abstention, mais surtout beaucoup plus juste. > [!accord] Page 155 Cette démocratie est celle des usagers redevenus maîtres de leurs usages. La politique conçue de façon abstraite et sérieuse est la politique du point de vue et donc dans l’intérêt des puissants (classes aisées dominantes). Elle consiste à partir de grandes questions abstraites, les fameux débats de société, ce qui permet de refouler le quotidien, le vécu, l’ordinaire, les égos. Cette façon de faire renforce le sentiment d’incompétence des gens ordinaires. Elle est aussi contre-productive sur le plan écologique… > [!accord] Page 156 Il faut donc faire de la « politique autrement » pour permettre au plus grand nombre d’y participer et d’y faire entendre d’autres valeurs. Faire de la politique autrement c’est à la fois partir du vécu, du quotidien, de l’ordinaire et c’est reconnaître à égalité toutes les formes de contribution (intervention orale, confection d’un gâteau, animation artistique, etc.). C’est enfin refuser au maximum la politique comme instance séparée. Il n’y a pas de politique en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie sans musique, sans chant et sans danse. La politique autrement, c’est ce mariage constant du « sérieux » et du « futile » selon les conceptions des dominants… Il n’y a pas de conflits prolongés (grèves avec occupation, mobilisations, etc.) sans partage de repas, sans jeux de cartes et de boules, sans invitation d’artistes. > [!approfondir] Page 156 Nous sommes tous convaincus, en tant que militants écologistes et sociaux, que rien ne sera possible sans remettre en cause le pouvoir actuel de ces élites. J’irai cependant plus loin : je pense que la question du rapport au pouvoir est décisive. Non pas seulement la question du rapport au pouvoir actuel mais celle du rapport à tout type de pouvoir, celle qui a trait au culte des chefs. J’ai pu montrer qu’il existe au sein du stalinisme un lien intime entre la recherche du pouvoir absolu et celle de l’accumulation des richesses économiques5. Ce constat a été établi par les anthropologues aussi bien de façon positive que négative. > [!accord] Page 157 On doit à Yves Cohen d’avoir rappelé qu’il n’y a pas un « besoin de chef » qui serait naturel et que le désir de chef est une construction sociale du XXe siècle. Tout un courant socialiste qui pensait la « bonne foule » ou la « foule bonne » est aujourd’hui oublié > [!accord] Page 158 C’est que la transition écologique est incompatible avec ce culte des chefs puisque croissance économique et pouvoir autoritaire sont consubstantiels. > [!approfondir] Page 158 Les gens ordinaires parce qu’ils sont des gens du commun ont justement en commun de construire un espace politique non différencié, sans chef. Ils seraient finalement des adeptes de [[Michel Foucault]] sans même le savoir, tant ils se tiendraient spontanément (ou du moins, beaucoup plus spontanément que les autres catégories sociales) dans « l’objection au pouvoir ». Non seulement les « gens de peu » ne cherchent pas le pouvoir pour eux-mêmes. Faute d’habitus dans ce domaine, ils ne sauraient qu’en faire, mais ils ne croient pas davantage à la fable du bon gouvernement, c’est-à-dire d’un bon pouvoir. Ils savent, par expérience, que mieux vaut toujours s’en méfier et que le mieux, pour les milieux populaires, est peut-être le contre-pouvoir, puisque les masses excellent dans ces manifestations. ^36dae5 > [!accord] Page 162 Les travaux de l’économie du bonheur, dans la mesure où ils établissent un décalage entre la conception française du bonheur et l’état de la société peuvent être une chance pour avancer vers la justice écologique et sociale. Si les Français sont plus malheureux qu’ils ne devraient l’être au regard du PIB par habitant, c’est qu’ils aspirent de par leur longue histoire à une autre société. Ce pessimisme français, loin d’être pathologique, est éminemment politique et pourrait faciliter le passage d’une jouissance d’avoir à une jouissance d’être. Il ne s’agit en effet nullement de prôner l’austérité ou la tristesse mais d’en finir avec la société du « toujours plus », c’est-à-dire avec l’accumulation de biens, l’accroissement des inégalités et la propriété lucrative qui les fonde. > [!accord] Page 162 Les milieux populaires ne sont que dans l’inconscient des classes aisées et des « pères la rigueur » de la décroissance austéritaire des bêtes de somme et des zombies téléphages. Ils vivent, souffrent, aiment, luttent et rêvent tout autant que les classes aisées. On se moque trop facilement de ces opiums du peuple que furent autrefois la religion et aujourd’hui les potins mondains, la météo, les jeux d’argent, les spectacles sportifs, etc. Il faut bien trouver du bonheur ailleurs lorsque les plaisirs authentiques sont refusés par ceux qui gouvernent la vie. > [!accord] Page 163 La jouissance d’être est celle qui prend au sérieux le fait que l’être humain est d’abord un être social, c’est celle qui privilégie la fabrique de l’humain à la fabrique des objets. > [!information] Page 164 Le patrimoine net (dettes déduites) des ouvriers non qualifiés est en France de 5 500 euros nets/personne, celui de l’ensemble des milieux populaires est de 30 000 euros, celui des cadres supérieurs de 214 000 euros, celui des « non salariés » de 500 000 euros. > [!approfondir] Page 167 Richard Wilkinson a pu établir que l’inégalité sociale est génératrice de pathologies, au-delà des conséquences immédiates d’une trop grande pauvreté sur les seuls pauvres7. Une trop grande division de la société nuit aussi aux classes enrichies. La santé des Nord-Américains est ainsi moins bonne que celle des Norvégiens malgré un PIB supérieur. La cause en est l’affaiblissement des liens sociaux, la perte de confiance dans le futur et dans les autres, la diminution de l’estime de soi, une vie et un travail jugés sans qualité. > [!information] Page 168 Selon l’enquête World Values Survey (1981-2008), 61 % des Européens pensent que les pauvres n’ont que peu de chances de sortir de la pauvreté, alors que seuls 29 % des Américains partagent cette opinion. 60 % des Américains estiment que la pauvreté est le fruit de la paresse ou du manque de volonté contre 22 % des Européens. Ces derniers l’attribuent plutôt (78 %) à l’injustice de la société8. > [!approfondir] Page 169 On sait aussi que les gens sont majoritairement enclins à choisir la qualité de vie plutôt que de travailler plus pour gagner plus, lorsqu’ils ont le choix. Ainsi on découvre dans l’étude de Daniel J. Benjamin, Miles S. Kimball et al. que 83 % des individus choisiraient de travailler moins, même en perdant de l’argent (soit 80 000 euros permettant de dormir sept heures et demie par nuit soit 140 000 euros avec six heures de sommeil par nuit)9. > [!accord] Page 169 Un des grands enjeux écologiques serait de combattre l’insécurité et le sentiment d’inutilité. Le capitalisme multiplie les gens inutiles et le sentiment de superfludité. Une des façons de combattre la réalité et la perception de cette superfludité est le chemin qui conduit à une société du partage, à une société de la gratuité, à une société ralentie, à une société relocalisée, bref à une écologie qui soit profitable aux milieux populaires10. > [!information] Page 170 Conséquence : on consomme plus de psychotropes en France, et notamment d’antidépresseurs, et on se suicide davantage. La France est également en tête au niveau européen en matière d’« affects négatifs » et en dernière position en matière d’« affects positifs » (Enquête Gallup). Cette mauvaise situation française remonte au moins aux années soixante-dix. Nous ne disposons pas d’études pour les périodes antérieures. > [!accord] Page 171 J’aimerais tester une autre hypothèse : ce qui rend les Français si malheureux, c’est le décalage entre leur système de valeurs sociales et politiques et la réalité du monde dans lequel ils vivent aujourd’hui. Les Français ont en effet l’égalité et la fraternité chevillées au corps11. Il est symptomatique que les mauvais scores ne cessent de croître depuis les années 70 (donc malgré la hausse du PIB), c’est-à-dire depuis que les milieux populaires sont officiellement « moyennisés », bref depuis que leur culture se trouve dévalorisée, depuis que le modèle social français est en crise. > [!approfondir] Page 172 Le capitalisme repose en effet sur l’inversion du sacré et du profane. On ne cesse de profaner le sacré que nous nous étions donné : des valeurs comme la liberté, l’égalité, la fraternité, la solidarité, mais aussi les écosystèmes, le vivant, la biodiversité, etc. On ne cesse parallèlement de sacraliser le plus profane, l’argent, la technique, la croissance économique, etc. Hannah Arendt expliquait que sacraliser le plus profane est la définition même du totalitarisme. Beaucoup d’auteurs insistent sur la dimension moralisatrice des milieux populaires, soit pour s’en féliciter comme Georges Orwell ou Yvon Quiniou, soit le plus souvent pour la déplorer et s’en inquiéter. On prête souvent au peuple un vieux fond de moralisme que l’on confond avec la nécessaire morale. > [!information] Page 176 Écoutons ce que disait à ce sujet [[Joan Martinez Alier]] : « Sur des thèmes comme l’amiante, le tabac ou le changement climatique ce sont les firmes qui ont choisi de “manufacturer l’incertitude”, elles disent ou disaient que les risques ne sont pas établis. Petit à petit on se dégage de cette incertitude et nous pouvons quantifier les risques. C’est très bien \[…\] Mais lorsque nous ne connaissons pas les risques exacts, et ces cas sont nombreux, c’est là que l’idée de Funtowicz et Ravetz sur la “science post-normale” est utile, car elle impose une évaluation étendue aux pairs (an extended peer review), chacun doit avoir le droit de donner son avis, on ne doit plus faire taire les activistes et les citoyens en leur disant “vous n’êtes pas des experts certifiés”. Et justement les activistes deviennent alors des experts, ce qu’[[Arturo Escobar]] appelle des “activist knowledge”. Par exemple, dans le combat contre les incinérateurs de déchets, les gens apprennent à parler des dioxines, même s’ils ne sont pas des diplômés en chimie. Mais il y a 130 ans, dans les fonderies de cuivre, les gens ordinaires, comme les syndicalistes, avaient déjà appris à parler des gaz sulfureux (SO2)… »3. ^751817 > [!accord] Page 179 L’histoire populaire des sciences a également le grand mérite de remettre en cause la distinction habituelle entre travail manuel et intellectuel, remise en cause indispensable pour envisager toute transition écologique. J’insiste : la division du travail n’est pas mauvaise seulement socialement et humainement, elle est aussi coresponsable de l’idéologie croissanciste et du pouvoir. > [!accord] Page 181 On sait trop en quoi cette société du « toujours plus » a besoin de sa cohorte d’experts pour répandre le sentiment d’incompétence et restreindre le droit à la parole. La pratique populaire de la science reste, contrairement à celle des savants, une science fondée sur des méthodes empiriques plutôt que théoriques. Les gens du commun restent un vivier fondamental de connaissances pratiques. > [!accord] Page 181 Clifford D. Conner refuse de choisir entre la technoscience et l’écologie dite profonde. Il avoue que si son point de vue devait se résumer en un slogan, plutôt que « La Terre d’abord ! », ce serait « Le peuple d’abord ! ». Parce qu’ils ont toujours été historiquement porteurs d’une autre pratique de la science, les gens du commun constituent une alternative face à la mégamachine. > [!accord] Page 182 Nous ne pourrons pas réussir la transition écologique en oubliant la grande leçon de Georges Canguilhem sur l’absence de frontière nette entre le normal et le pathologique. La maladie, la souffrance et la mort sont aussi des phénomènes sociaux et culturels. On n’est pas malade et on ne meurt pas de la même façon à Saint-Denis qu’à Neuilly. On ne l’exprime pas davantage de la même manière. > [!approfondir] Page 182 La responsabilité en incombe autant aux lobbies de la santé qu’à l’idéologie de la santé parfaite dénoncée par Lucien Sfez1. Ce refus de vieillir et de mourir, emblématique du déni de toute finitude, est exploité par une industrie qui est parvenue certes à allonger la durée de la vie mais au prix du refoulement des questions sur la fin de vie. Ce système de santé est voué à l’échec dès lors qu’il refoule la mort, la vieillesse et la maladie, mais aussi le corps humain dans sa dimension sociale/culturelle. > [!approfondir] Page 183 Cette empreinte est-elle justifiée au regard des acquis de l’économie du bonheur ? Les spécialistes estiment que l’accroissement de l’espérance de vie tient d’abord aux mesures d’assainissement et à l’hygiène de vie. Les gains obtenus par ailleurs ne sont, certes, pas négligeables, mais ils pourraient être perdus en raison des effets négatifs de l’artificialisation des modes de vie et de l’industrialisation à outrance, avec son lot de pollutions. > [!information] Page 185 La consommation médicale continue en effet à montrer des disparités malgré la Sécurité sociale : les ménages de cadres sont orientés vers une médecine de spécialistes, avec recours fréquent aux examens complémentaires, ils délaissent de plus en plus les généralistes et auxiliaires et achètent davantage de médicaments sans ordonnance. A contrario, les milieux populaires, et notamment les ouvriers et agriculteurs, recourent peu aux spécialistes et aux examens complémentaires, mais beaucoup plus aux généralistes et aux médicaments prescrits. Nous pouvons cependant aller encore plus loin en soutenant que les milieux populaires offrent des prédispositions pour développer une autre médecine. > [!accord] Page 185 J’insiste : tout n’est pas nécessairement bon dans la conception populaire de la santé, je pense au refoulement de la dimension psychosomatique, mais nous devons prendre conscience des disparités entre milieux sociaux, avant d’espérer faire un tri efficace. > [!information] Page 185 Ysabel Provencher confirme l’influence du milieu social sur les croyances, connaissances et comportements associés à la santé. Son étude porte sur trois groupes : des femmes issues des milieux populaires, des femmes issues de la classe moyenne, des femmes appartenant à l’élite. Dans les milieux populaires, la santé et la maladie s’expliquent par référence au destin (chance/malchance), au travail ainsi qu’aux habitudes de vie. Les classes moyennes les associent davantage à la responsabilité individuelle. Les élites tiennent un discours sur le contraste entre le monde passé (supposé être celui de la bonne santé) et le monde actuel et ses pathologies. > [!accord] Page 186 La première urgence est donc de réaffirmer le droit à être malade, ce qui suppose de rompre avec l’image du corps comme capital à valoriser. > [!information] Page 188 La France est le pays qui banalise le plus la mort dans les classes populaires. C’est la nation d’Europe où les inégalités devant la mort restent les plus fortes, en fonction de la nature du travail mais aussi du niveau d’études. Le taux de mortalité par suicide est également trois fois plus élevé chez les employés, et surtout chez les ouvriers, qu’au sein des classes aisées. Le différentiel d’espérance de vie est de 7 ans entre ouvriers et cadres supérieurs. La probabilité d’un ouvrier de mourir avant 65 ans est de 26 %. > [!accord] Page 191 Les milieux populaires peuvent sauver la planète, car ils partagent davantage des modes de vie pré-capitalistes et postcapitalistes, ils possèdent donc des potentialités qu’ils pourraient développer. Les milieux populaires présentent aussi une plus grande capacité à la résilience (face aux catastrophes annoncées), du fait de leur accoutumance, non pas à la privation, mais à une culture du peu. Ils possèdent en même temps (mais ce n’est surtout pas contradictoire) une plus grande capacité d’adaptation aux bouleversements, compte tenu de leurs rapports distanciés à l’histoire, aux identités, aux intérêts. L’enjeu est maintenant de donner une traduction politique à ces autres modes de vie, en acceptant de repolitiser des questions anthropologiques comme le rapport à la vie, à la maladie, au vieillissement, à la mort, à l’espace, au temps, au travail ; en concevant, aussi, une stratégie à la hauteur des enjeux, car on ne fait jamais la révolution sans le savoir, sans le vouloir et l’organiser.