> [!info]
Auteur : [[Murray Bookchin]]
Connexion :
Tags :
Source : https://www.revue-ballast.fr/les-anarchistes-espagnols-par-murray-bookchin/
---
# Note
> [!information]
Cet important conflit a occupé une place conséquente dans ma jeunesse. Membre des Jeunesses communistes, je m’étais porté volontaire pour prendre part aux combats, mais on m’avait refusé en raison de mon âge. Deux de mes camarades plus âgés ont perdu la vie sur le front de Madrid.
> [!information]
Au fil des années 1930, plus j’en apprenais sur le conflit (une révolution amorcée par des ouvriers et des paysans anarchistes, puis freinée par les menées contre-révolutionnaires des staliniens), plus j’étais désenchanté par mon affiliation au Parti communiste. Mal informé sur la nature révolutionnaire de la lutte (aux États-Unis, la presse libérale et la presse stalinienne se concertaient de façon éhontée pour dissimuler les faits relatifs aux mouvements ouvriers et paysans d’Espagne), j’ai tout de même fini par en savoir assez sur la situation pour rompre complètement avec les staliniens et commencer à sympathiser avec d’autres mouvements, d’abord antistaliniens puis socialistes libertaires.
>
> ---
> #Note/Communisme
> [!information]
Paru en 1938, l’ouvrage mémorable de George Orwell sur la guerre d’Espagne, Hommage à la Catalogne, était inconnu de la plupart des gauchistes américains de ma génération. Dans ce récit émouvant, mais très personnel, l’écrivain anglais rend compte de l’héroïsme dont il a été témoin à Barcelone et sur le front de l’Aragon. Malgré sa sympathie pour les anarcho-syndicalistes, il y envisage la situation du point de vue des miliciens du Partido Obrero de Unificación Marxista (Parti ouvrier d’unification marxiste, POUM).
> [!information]
Cette thèse fait de l’anarchisme la relique d’un lointain passé et réduit ses acteurs à des « primitifs de la révolte », pour citer la formule péjorative de l’historien marxiste Eric J. Hobsbawm. En Espagne, elle a contribué à donner au mouvement anarchiste l’image d’un « archaïsme » quelconque — une perception qui m’irrite pour des raisons théoriques, et pas uniquement parce qu’elle m’attriste.
>
> ---
> #Note/Anarchisme
> [!accord]
Je souhaitais aussi mieux connaître les collectifs ouvriers et paysans mis sur pied pendant les premiers mois de la révolution, en me penchant sur leurs façons de fonctionner et de se confédérer plutôt qu’en me contentant des statistiques sur leur productivité que des auteurs anarchistes mettaient en avant pour faire contrepoids aux éloges de l’« efficacité » économique des « plans quinquennaux » de Staline.
> [!information]
J’étais déterminé à leur offrir l’exemple d’un mouvement social autodiscipliné où des ouvriers et des paysans ordinaires avaient tenté de poursuivre une révolution, et celui de révolutionnaires qui savaient s’organiser et s’efforçaient sérieusement de changer le monde au lieu de se contenter d’en faire le terrain de jeu de leurs propres activités culturelles. J’ai tenté de montrer que les anarchistes espagnols cherchaient à ancrer leur spontanéité dans la théorie, dans des activités réfléchies et, oui, dans l’adhésion programmatique à des principes révolutionnaires.
>
> ---
> #Note/Anarchisme
> [!approfondir]
Aujourd’hui, comme dans les années 1960, je crois nécessaire de perpétuer la mémoire d’une tradition anarchiste incarnée dont les objectifs et les pratiques étaient révolutionnaires. L’anarchisme espagnol était très différent du progressisme idéologiquement flou, voire mystique, de notre époque « postmoderne » (et, semble-t-il, « postrévolutionnaire »), où les « gauchistes » redoutent le conflit et adhèrent à un pluralisme souvent contradictoire qui tend à se muer en une aversion pour tout engagement digne de ce nom. Je ne voudrais pas non plus voir l’anarchisme militant et révolutionnaire auquel je souscris se muer en une perspective strictement culturelle semblable à celle que défendaient les situationnistes français (dont j’ai très bien connu l’univers complaisant et salonnier dans le Paris des années 1960).
>
> ---
> #Note/Anarchisme
> [!information]
L’anarchisme espagnol était ancré dans son époque, marquée par la rareté matérielle ; il avait pour objectif fondamental d’éradiquer la pauvreté et l’exploitation qui avaient plongé des millions d’ouvriers et de paysans d’Espagne dans une misère abjecte. Les anarchistes espagnols portaient sur le monde un regard rigoriste et productiviste. Vivant dans une société où la majorité disposait de peu, ils fustigeaient l’intempérance des classes dominantes, jugeant celle-ci complètement immorale. À l’opulence et à l’oisiveté des riches, ils opposaient un crédo éthique sévère, fondé sur le devoir, la responsabilité de travailler et le mépris des plaisirs de la chair.
>
> ---
> #Note/Anarchisme
> [!information]
Contrairement aux mouvements marxistes, toutefois, l’anarchisme espagnol attachait beaucoup d’importance à l’éthique et au style de vie, c’est-à-dire à la transformation morale de l’individu selon des principes libertaires. Il accordait aussi une grande valeur à la spontanéité, à la passion et aux initiatives de la base. Et il détestait viscéralement l’autorité et la hiérarchie sous toutes leurs formes. Malgré sa morale sévère, l’anarchisme espagnol s’opposait à l’institution du mariage, qu’il qualifiait de simulacre bourgeois. Il prônait plutôt l’union libre et considérait la sexualité comme une affaire privée, uniquement soumise à l’impératif du respect des droits des femmes. Il faut connaître l’Espagne des années 1930, imprégnée de fortes traditions catholiques et patriarcales, pour comprendre à quel point les pratiques anarchistes s’inscrivaient en rupture avec les normes, même chez les classes les plus pauvres, les plus exploitées et les plus négligées du pays.
>
> ---
> #Note/Anarchisme
> [!accord]
Jamais le capitalisme n’a autant empiété sur la vie quotidienne que de nos jours. Il a rompu les liens communautaires et la solidarité de classe qui avaient alimenté le « socialisme prolétarien » de 1848 à 1939, période où le capitalisme assiégeait une société préindustrielle encore capable de lui résister grâce à sa riche vie de quartier ou de village. Depuis lors, la société préindustrielle a laissé place à une société de marché (et non à une simple économie de marché) qui a transformé une grande partie du monde occidental en vaste supermarché de banlieue auquel on n’a d’autre choix que d’adapter son mode de vie.
>
> ---
> #Note/Capitalisme
> [!accord]
Ces militants anarchistes vivaient parmi leurs camarades ouvriers et paysans. Au début de la guerre civile, ils se sont immédiatement portés volontaires pour prendre les armes et sont morts par milliers. Ils étaient prêts à tous les sacrifices pour le mouvement et l’« idée », et ce, malgré l’emprise croissante de leurs dirigeants sur la grande centrale syndicale qu’était la CNT, sans parler des postes élevés que certains d’entre eux ont obtenus au sein d’un gouvernement républicain qu’ils dénonçaient encore vigoureusement l’année précédente. Même en exil après la guerre, leur ferveur est restée intacte.
>
> ---
> #Note/Anarchisme