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Auteur : [[Lucile Truffy]]
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Source : https://www.terrestres.org/2025/04/07/le-formica-histoire-toxique/
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# Note
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Aux côtés des antibiotiques et de l’énergie nucléaire, le Formica – qualifié de « formidable » par les publicitaires dès 1956 – devient ici l’étendard familier de l’optimisme d’après-guerre et de l’adhésion d’une société au dessein modernisateur.
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On plonge au cœur de la période que Jean Fourastié baptise en 1979 les « Trente Glorieuses » – un syntagme qui a fait florès, mais est aujourd’hui controversé. Ce nom d’époque empreint de nostalgie ne correspond en fait « ni à l’histoire économique et sociale de cette période ni aux perceptions contemporaines », estime Rémy Pawin
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Et des historien·nes lui préfèrent le nom de « Trente Ravageuses », afin de souligner le rapport prédateur que la modernité industrielle a alors instauré avec l’environnement
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L’invention du Formica est permise par celle, en 1907, de la Bakélite, premier plastique entièrement synthétique issu de la réaction du phénol et du formol, tirés respectivement du goudron de houille et des gaz de fours à coke
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En 1913, deux ingénieurs étatsuniens, Herbert A. Faber et Daniel J. O’Conor, conçoivent le Formica, en enduisant de Bakélite des feuilles de papier qu’ils chauffent et aplatissent à l’aide d’une presse. Il résulte de ce procédé un panneau stratifié doté de propriétés isolantes remarquables
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Afin de capitaliser sur leur découverte, Faber et O’Conor fondent dans l’Ohio la Formica Insulation Company. Dans l’entre-deux-guerres, leur plastique trouve une application industrielle dans deux secteurs : l’automobile et la radio.
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Le Formica, désormais disponible dans tous les coloris, trouve un débouché dans le marché des « dînettes », qui remplacent, dans la cuisine, la salle à manger formelle.
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S’engage alors l’épopéedu Formica au cœur des « Trente Glorieuses ». Désormais « capitale Formica », Quillan polarise l’émigration rurale et devient le cœur battant de la haute vallée de l’Aude (avec 40 ouvriers en 1952, environ 500 en 1960 et 850 dix ans plus tard). Sa reconversion suscite un dynamisme culturel et sportif qu’a illustré, en 2009, le documentaire L’Amour Formica
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L’âge d’or du Formica est intimement lié à la « société de consommation », qui voit les Français·es augmenter leurs dépenses. Ces dernières doublent une première fois entre 1948 et 1960, puis à nouveau entre 1960 et 1973. Le budget des ménages connaît une transformation structurelle, marquée par la hausse des achats destinés à l’équipement du logement. Pour les classes moyennes et populaires, le mobilier en Formica s’achète souvent à crédit, ressort essentiel de sa démocratisation selon Sabine Effosse
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les chocs pétroliers et la crise économique subséquente viennent sonner le glas des « Trente Glorieuses » et du Formica, que les meubles plastifiés paraissent à leur tour démodés et que la désindustrialisation, enfin, frappe de plein fouet la haute vallée de l’Aude, provoquant finalement la fermeture de l’usine en 2004.
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Une « autre histoire des “Trente Glorieuses” » s’ébauche alors, vision nouvelle que l’on doit aux historien·nes réuni·es en 2013 par [[Céline Pessis]], Sezin Topçu et [[Christophe Bonneuil]]
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L’habituelle comptabilité du progrès économique se confronte à un autre décompte : celui des dégâts engendrés par les choix technologiques des décennies d’après-guerre. Les « débordements industriels », désormais objets d’histoire, renouvellent profondément nos connaissances sur les sociétés industrielles. Cap sur la manufacture de Quillan, où l’existence de dégâts, sanitaires comme écologiques, se vérifie. Un récit incarné et territorialisé bouscule ainsi les savoirs et les représentations nostalgiques sempiternellement associés au Formica.
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À Quillan, il arrive en effet que l’on meure de son travail. L’examen des archives du comité d’hygiène et de sécurité (CHS) met en évidence des accidents du travail, parfois sérieux, comme celui qui conduit à la chute mortelle d’un ouvrier de 57 ans du haut d’un échafaudage le 9 décembre 1966
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Bien sûr, tous les accidents ne sont pas si spectaculaires, mais ils sont fréquents, ce dont témoignent les statistiques dressées chaque année par le CHS : pour la seule année 1970, on dénombre 110 blessures, majoritairement musculaires ou affectant les mains et les pieds.
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Il existe en revanche une forme de risques sanitaires à la fois plus discrète et plus spécifique à l’industrie du plastique : les pathologies induites par l’exposition aux résines. « Madame Bonnery, née Vigniaud, rechute “Maladie profes. eczéma” » : cette annotation figure dans un compte-rendu de réunion du CHS en 1971
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Pour en apprendre davantage, il faut se tourner vers les dossiers du médecin du travail. Dès 1960, le docteur Jean Bourrel admet que « le plus grand souci qu’ait pu [lui] donner l’usine Formica a été l’apparition de nombreux cas de dermites », toujours provoquées par la présence du formol à l’état liquide
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Et son successeur, Aimé Joseph-Charles, en consigne les effets sur les corps : « Lésions cutanées : eczéma, altération des ongles, douleurs des extrémités digitales. » Si les maladies professionnelles sont des manifestations physiologiques, elles sont également une reconnaissance légale : à la suite de déclarations répétées, lesdermites engendrées par le formol sont indemnisées en 1963.
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D’abord, tous ne sont pas déclarés comme maladies professionnelles si les symptômes s’estompent suffisamment rapidement. Les médecins parlent encore volontiers de « dermites allergiques au formol », comme si l’origine des symptômes était l’individu et non le produit employé. Ils prodiguent des conseils sur le mode de vie et les régimes alimentaires qu’ils jugent les meilleurs.
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L’inégalité sociale face au risque est ici flagrante : ce sont les ouvrières, et en l’occurrence plutôt les ouvriers, du bas de la hiérarchie (aides de laboratoire ou nettoyeurs des machines) qui manipulent quotidiennement le formol toxique.
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Sur la base d’études épidémiologiques, une enquête de 2006 orchestrée par le Centre international de recherche sur le cancer, agence intergouvernementale créée en 1965 par l’Organisation mondiale de la santé, conclut à la cancérogénicité du formol17. Une nouvelle étude de 2012 confirme ce verdict en identifiant ces pathologies (cancers des fosses nasales, leucémies). Les cancers des voies respiratoires consécutifs à l’exposition au formol complètent ainsi en 2009 la liste des maladies professionnelles indemnisées par la Sécurité sociale.
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En 2008, la Fédération nationale des accidenté·es du travail et handicapé·es de l’Aude recense alors trente ex-salarié·es de cette entreprise ayant succombé à des cancers divers, auxquels s’ajoute une dizaine d’autres, toujours en vie mais malades.
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L’industrie du Formica est la cause de dégâts écologiques, faisant du canton de Quillan le plus pollué du département par les rejets industriels. Dès les années 1950, les doléances des riverain·es et des pêcheur·euses se font entendre face aux nuisances engendrées par l’établissement classé : les « odeurs de produit chimique fort désagréables » (le formol a priori) et les « nappes huileuses » dans le fleuve
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Les notes laissées dans les années 1970 par Jean-Charles Humbert, responsable du service « sécurité environnement » de l’usine, confirment que la production du Formica occasionne bel et bien des rejets polluants21. On identifie d’abord une pollution chronique, liée à l’évacuation dans l’Aude des eaux phénolées utiles au lavage et au refroidissement des machines si leur volume s’avère trop important pour que ces fluides soient incinérés. Les rejets de phénol dans le cours d’eau excédent ainsi régulièrement le seuil toléré.
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Les archives de l’entreprise, celles des pêcheur·euses, ainsi que la presse quotidienne régionale confirment la survenue de plusieurs incidents, décimant périodiquement les poissons au cours des décennies 1960 à 1980. Des accidents sont parfois reconnus immédiatement par le personnel, comme en 1972. D’autres sont plus opaques et font l’objet d’enquêtes infructueuses, à l’image de la catastrophe du 17 septembre 1983, au cours de laquelle la dispersion d’une quantité très importante de phénol a privé 10 000 Audois·es d’eau potable et mobilisé tout un régiment de parachutistes, stationné d’ordinaire à Carcassonne, afin d’évacuer les cadavres de truites22. Ces incidents engendrent en tout cas des conflits environnementaux dont les archives de pêcheur·euses gardent la mémoire.
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Ces acteur·ices assurent aussi, directement ou indirectement, une mission d’expertise de l’écologie fluviale, rendue sensible dans une étude des « données écologiques sur la rivière Aude entre Quillan et Couiza, trois mois après une pollution accidentelle24 ».
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De tels déversements s’inscrivent progressivement à l’agenda de l’entreprise Formica. Dans les années 1950, l’euphémisation des nuisances est la règle. La direction nie en 1952 le déversement dont se plaignent ses détracteur·rices, arguant qu’elle utilise, dans la fabrication du Formica, des produits trop onéreux pour être gaspillés dans le fleuve26. Les conflits d’usage et de voisinage sont plus généralement considérés comme accessoires face à l’intérêt socio-économique de la reconversion de l’ancienne chapellerie.
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Cette attitude générale évolue à la faveur de la loi sur l’eau de 1964. Ce texte crée des agences de bassin, censées attribuer des subventions pour l’exécution de travaux d’intérêt commun au bassin versant et financer cette activité par la collecte de redevances auprès des industriels. Ces taxes sont notamment fonction des pollutions fluviales, désormais financièrement contraignantes. Elles poussent la direction de l’entreprise à exécuter des travaux de réduction des rejets : l’investissement dans une chaudière d’incinération, qui cible les poussières de ponçage, lui permet d’abaisser radicalement la facture en 197927. Au fil du second XXe siècle, et à plus forte raison au diapason de l’invention politique de l’environnement dans les années 1970, les voix critiques sont ainsi plus audibles et les « désagréments » requalifiés en « pollutions ». Mais la gouvernance des externalités négatives de l’industrie sanctionne surtout la quantité des rejets fluviaux et néglige alors la nocivité particulière des matières premières du Formica.
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C’est enfin un symbole culturel des « Trente Glorieuses », habillé d’affects forts. Et pour cause : le Formica apparaît comme le symbole regretté d’une époque jugée rétrospectivement exceptionnelle. Mais ces représentations contemporaines de la crise – toujours actuelles – ne sauraient faire oublier les conséquences matérielles de sa production industrielle dans les Pyrénées audoises.
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« Trente Glorieuses » et « Trente Ravageuses » se retrouvent donc indissociables, le Formica reflétant cette ambivalence. Son histoire environnementale bouscule les savoirs acquis sur la société de consommation et la modernité qui l’habite. Mais cet article ne vise pas uniquement à penser la concomitance de ces processus. Il est aussi une invitation à envisager leur rapport de causalité. Le Formica, auquel la seconde main assure aujourd’hui une deuxième jeunesse dans les brocantes en vertu de son lustre indemne et de ses teintes acidulées, a bel et bien joué son rôle dans l’avènement d’un monde toxique. Il en va ainsi des plastiques produits à large échelle au moyen de substances carbonées dangereuses, en poursuivant d’abord des objectifs de rentabilité financière qui conduisent les promoteur·rices de ces artefacts modernes à occulter leur coût réel, humain et écologique.