> [!info] Auteur : [[Jean-Baptiste Vidalou]] Connexion : Tags : Source : https://www.revue-ballast.fr/jean-baptiste-vidalou-nature-concept-a-faillite/ --- # Note > [!accord] Petit à petit, avec cette his­toire de cen­trale à bio­masse de Gardanne, pas mal de gens ont vou­lu réflé­chir à ce qui nous arrive sur le coin de la gueule avec la tran­si­tion éner­gé­tique — le « mix éner­gé­tique », comme ils disent. > > --- > #Note/TransitionEnergetique > [!accord] Je ne crois pas. Tous les lieux sont aujourd’hui pro­pices à la résis­tance, sur­tout quand on voit ce qui s’est pas­sé autour de la loi Travail, pen­dant les Printemps arabes… Je n’avais pas envie de pen­ser la forêt comme un lieu pri­vi­lé­gié, comme un dehors abso­lu. Ce que j’aimais bien, c’était l’idée de la forêt comme ima­gi­naire d’un dehors attei­gnable, qui brasse encore des dési­rs de résis­tance. > > --- > #Note/Vivant/Végétaux > [!approfondir] Quand on rentre dans une forêt, il y a une forme de pré­sence, sur­tout si c’est une forêt habi­tée ou en lutte. Quand ce sont des cama­rades qui tiennent des bar­ri­cades dans une forêt, il existe une sen­si­bi­li­té com­mune à une émeute dans un quar­tier ou à un blo­cage sur une auto­route : une espèce d’émulation, une pré­sence enfin là. > > --- > #Note/Vivant/Végétaux > [!accord] Au regard de la crise géné­ra­li­sée de la pré­sence en Occident, où le sen­ti­ment d’un ancrage au réel tend à dis­pa­raître, il y a des lieux qui pro­duisent encore ce sen­ti­ment à la fois affec­tif et émi­nem­ment poli­tique d’« être là ». Ça peut être expé­ri­men­té dans une émeute comme dans un blo­cage de chan­tier éolien, ou sur une bar­ri­cade à Bure. À Bure, ils défendent un bois com­mu­nal qui ne paie pas de mine : autour, c’est le désert, c’est le désastre et c’est tout ça qui reste, une mémoire col­lec­tive d’usages et d’imaginaires. On pour­rait dire qu’il y a des « deve­nir forêt » dans les luttes actuelles, même s’il ne s’agit pas d’essentialiser la forêt comme enjeu de l’insurrection. C’est un ima­gi­naire par­mi d’autres. Ça pour­rait être la Commune. > > --- > #Note/Communs > [!accord] Justement : on ne lutte plus pour la Nature. La Nature est un concept qui a fait faillite. Penser en termes de Nature, d’un côté, et de Culture, de l’autre, de sau­vage et de civi­li­sé, voi­là des concepts que la socié­té occi­den­tale s’est per­mise d’imposer au monde. Ce qui est inté­res­sant dans la phrase de [[Bruno Latour|Latour]], c’est qu’on ne défend pas la Nature comme un concept com­plè­te­ment abs­trait ; ce qu’on défend, ce sont des ter­ri­toires exis­ten­tiels, des vies, des gestes, des tech­niques. Ce n’est pas un bloc concep­tuel. > > --- > #Note/Nature ^a4c626 > [!accord] Si l’écologie poli­tique doit renaître — est-ce qu’il faut qu’elle renaisse ? —, si des gens ont envie de repen­ser l’écologie poli­tique, ce devrait être autour de cette ques­tion des ter­ri­to­ria­li­tés. Comment est-ce qu’on habite des lieux, com­ment est-ce qu’on habite ce monde ? Il y avait un cama­rade à Bure qui disait : « On n’occupe pas ces lieux, on les habite. » Ce sont ceux d’en face qui les occupent : Cigeo, l’ANDRA, les poli­ciers… Si les luttes à venir ont quelque chose à appor­ter, c’est sur ce plan-là. > > [!cite] Note > Cf la take de Thierry Paquot, Conscience de lieu au lieu de conscience de class []([Le destin des villes est-il de grandir ou disparaître ? Thierry Paquot - YouTube](https://youtu.be/v-PxM3CdNQs?t=4552)) > > --- > #Note/Territoire > [!approfondir] Qu’est-ce que ça veut dire alors « être ter­restre » ? Non pas habi­ter dans une mai­son, un vil­lage, un pays, mais habi­ter cette Terre. Ça déplace com­plè­te­ment la ques­tion éco­lo­gique : de com­ment gérer un sys­tème-Terre, avec ses méca­nismes, ses réseaux, à com­ment s’inscrire dans un sol, dans un lieu, dans une culture — au sens large, pas comme une « fas­cis­te­rie ». Et, sur­tout, com­ment les défendre. > > --- > #Note/Territoire > [!approfondir] La phi­lo­sophe Simone Weil, sur cette ques­tion ter­ri­to­riale, disait notam­ment qu’« un milieu déter­mi­né doit rece­voir une influence exté­rieure non comme un apport, mais comme un sti­mu­lant qui rende sa vie propre plus intense[^1] ». Comme si un ter­ri­toire sti­mu­lé repre­nait vie une fois agres­sé. Faut-il par­ler alors de « réac­tion », au risque que ces com­bats soient vus comme… « réactionnaires » ? > > --- > #Note/Territoire > [!accord] [[Gilles Deleuze|Deleuze]] le prend dif­fé­rem­ment : l’arbre c’est la rami­fi­ca­tion, comme la hié­rar­chie, qu’il oppose au rhi­zome. Mais c’était son idée à lui ; aujourd’hui, tous les tra­vaux de bio­lo­gie montrent que la forêt contre­dit ce modèle-là. La forêt, jus­te­ment, se déploie comme un rhi­zome, avec tous les êtres vivants qui la com­posent : il y a une pro­li­fé­ra­tion de formes de vie. Il n’y a pas un arbre comme un indi­vi­du, plus un autre, qui crée­raient une forêt. La forêt est d’emblée plu­rielle, conjonc­tion d’un ensemble de mondes. Si on lais­sait la forêt à elle-même, elle recou­vri­rait à nou­veau les champs — il y a comme une volon­té de gué­rir le sol nu. Une terre à nu, c’est une terre morte. > > --- > #Note/Vivant/Végétaux ^381020 > [!accord] Ce n’est plus en termes d’aménagement qu’il faut le voir, mais en termes de soin, d’attention à des gestes com­muns et à un ter­ri­toire par­ta­gé. Si les mots sont là — une ges­tion autre, plus humaine, res­pec­tueuse de l’environnement —, ils sont plu­tôt publi­ci­taires. Ce qui se des­sine de plus inté­res­sant, c’est une manière autre de voir ces espaces, non plus comme des endroits vides, à exploi­ter, mais des endroits en lien avec nos exis­tences. La ques­tion de la forêt jar­di­née est inté­res­sante, pas seule­ment en termes d’alternative éco­no­mique ou comme autre forme de ges­tion : ça demande à être redé­ployé à tra­vers un tas de ques­tions exis­ten­tielles, ter­ri­to­riales, poli­tiques — des ques­tions qui devraient être posées en débat dans les communes. > > --- > #Note/Communs > [!accord] Le soin du ter­ri­toire pour­rait être un objet propre à une sorte de démo­cra­tie participative ? C’est dans ces direc­tions-là qu’il faut aller. Ça pour­rait décloi­son­ner les rap­ports entre mili­tants et per­sonnes moins poli­ti­sées. Ça désac­tive un dis­po­si­tif de sépa­ra­tion entre ceux qui ont pen­sé la chose poli­tique et ceux qui ne l’ont pas fait. Il y a une sorte d’humilité à aller voir un fores­tier et à lui poser des ques­tions sans l’agresser, pour par­tir d’un ques­tion­ne­ment commun. > > --- > #Note/Démocratie > [!information] La forêt-jar­di­née n’est pas une idée nou­velle : c’est déjà ce que Colbert vou­lait éra­di­quer. La forêt jar­di­née par les pay­sans : une forêt qui n’était pas « sau­vage » mais où les pay­sans allaient avec leur trou­peau — ils les fai­saient paître, leur fai­saient man­ger des glands, ramas­saient du bois, le cou­paient… Avec Colbert, il y avait d’un côté les chasses gar­dées pour le roi, et de l’autre les forêts amé­na­gées pour le bois de construc­tion de la marine. > > --- > #Note/Communs #Note/Vivant/Végétaux #Note/Subsistance > [!information] Vous cri­ti­quez volon­tiers la figure de l’ingénieur et les termes de bri­co­lage ou de bidouillage semblent vous être chers. Claude Lévi-Strauss oppo­sait ces deux figures : le bri­co­leur se débrouille avec ce qu’il a autour de lui, déve­lop­pant ain­si une « science du concret[^2] », dis­tincte de la science de l’ingénieur. Ceux qui luttent aujourd’hui pour­raient-ils être appe­lés, dans ce sens, des bricoleurs ? > > --- > #Note/Ingénieur > [!information] Malheureusement, le terme de bri­co­leur est un peu péjo­ra­tif, même si ça ne l’est pas dans le texte de Lévi-Strauss. On peut tou­te­fois par­ler de tech­niques qu’on invente. J’aime bien com­ment l’historien [[Lewis Mumford]] par­lait de ça, des tech­niques comme quelque chose qu’on peut se réap­pro­prier, tou­jours lié à des situa­tions sin­gu­lières. > > --- > #Note/Technique ^0a0b88 > [!accord] Il ne s’agit pas de repous­ser et de se sépa­rer de la tech­nique, comme d’un mal abso­lu. Ce qui est tech­nique fait par­tie d’un monde sin­gu­lier. On peut l’opposer à la tech­no­lo­gie, comme la main­mise d’un cer­tain sys­tème sur les tech­niques, qu’il réagence pour en faire un sys­tème de tech­niques, un sys­tème de sys­tèmes. Ça donne une espèce de conglo­mé­rat, de réagen­ce­ment de par­ti­cu­la­ri­tés sous un unique moule. L’ingénieur serait plu­tôt du côté de la tech­no­lo­gie, d’un sys­tème pen­sé depuis l’économie, le plan, avec une cer­taine idée de l’aménagement du ter­ri­toire. Alors que les tech­niques, appré­hen­dées de manière radi­cale et à par­tir d’une situa­tion concrète, sont tou­jours hété­ro­gènes : ça pour­rait être du bri­co­lage, quelque chose d’ouvert, qui se bidouille. Pourquoi ne pas dire « brico­ler les forêts », « bri­co­ler les habi­tats » ? C’est même évident. > > --- > #Note/Technique > [!accord] Oui. Il s’agit de trou­ver les brèches, les lignes de fuite, de trou­ver des manières de faire avec ou contre. Avec des éoliennes, on ne peut pas faire avec : il n’est pas pos­sible d’aller cher­cher des câbles, de les bran­cher et de faire mar­cher une ampoule à la mai­son. D’ailleurs, avec les comp­teurs Linky ce ne sera plus pos­sible de bidouiller avec l’électricité des comp­teurs. L’aménagement ver­rouille aus­si toute porte de sortie. > > --- > #Note/Technique > [!information] Ça rap­pelle la pen­sée tech­nique du phi­lo­sophe [[Gilbert Simondon]]. Comme il le conseillait, faut-il se réap­pro­prier un savoir pour maî­tri­ser non seule­ment une machine, mais aus­si son fonc­tion­ne­ment tech­nique et mécanique ?  > > --- > #Note/Technique ^ba727b > [!accord] On ne peut pas s’approprier le réseau de RTE. Peut-être qu’aujourd’hui, dans une forme d’insurrection, il fau­drait que les ingé­nieurs soient avec nous, ou que nous soyons nous-mêmes deve­nus ingé­nieurs… Mais je ne pense pas que ce soit un objec­tif de main­te­nir un réseau inter­na­tio­nal d’électricité après une insur­rec­tion. Il me paraît inté­res­sant de ne pas se cou­per de ce milieu-là — comme dans cer­taines mou­vances anti-indus­trielles, qui cri­tiquent beau­coup le terme de « tech­nique ». Mais les lignes bougent aus­si de ce côté. La pen­sée méta­phy­sique d’[[Martin Heidegger|Heidegger]], dif­fu­sée à tra­vers les milieux post-[[Jacques Ellul|Ellul]] et post-[[Bernard Charbonneau|Charbonneau]] (l’« Homme » face à la « Technique »), n’est plus en phase. Même au niveau des tech­no­lo­gies, il y en a qu’il faut connaître — comme les ordi­na­teurs. On peut avoir un rap­port tech­nique à la tech­no­lo­gie : si on com­mence à les bidouiller soi-même ou à uti­li­ser des pro­ces­sus d’anonymisation, par exemple. > > --- > #Note/Technique ^b297c2 > [!accord] C’est plu­tôt une forme de vie qui inter­agit, entre des outils, un che­val de débar­dage, un bûche­ron, une com­mune, un ter­ri­toire, des besoins, un char­pen­tier, une mai­son col­lec­tive, une char­pente qui pour­rait être posée sur une ZAD… C’est ça la tech­nique : un ensemble hété­ro­gène et pour­tant com­po­sé qui fait qu’à un endroit pré­cis, dans une situa­tion pré­cise, on construit une char­pente ensemble. Mais sans débar­deur 12 tonnes ni abat­teuse-grou­peuse de 250 chevaux. > [!accord] Complètement. Dans le Réseau pour les alter­na­tives fores­tières, qui essaie de pen­ser les forêts jar­di­nées, il y a un rap­port avec le che­val abso­lu­ment dingue. Un rap­port avec un non-humain qui fait par­tie du disposi­tif tech­nique. Sans le che­val, on ne peut pas débar­der une grume [pièce de bois for­mée d’un tronc ou d’une por­tion de tronc non équar­rie, ndlr] d’une ou deux tonnes. > > --- > #Note/Vivant > [!accord] Si on se dirige vers un tel rap­port avec les non-humains, ça pour­rait don­ner de belles choses. D’ailleurs, ne fau­drait-ils pas arrê­ter de prendre l’humain comme seul cur­seur ? Les luttes du pré­sent tapent fort à ces endroits-là, où les gens pensent ensemble ces enjeux. > > --- > #Note/Vivant [^1]: Simone Weil, _L’Enracinement_, Gallimard, 1990 [^2]: Claude Lévy-Strauss, _La Pensée sauvage_, Plon, 1962