> [!info]
Auteur : [[Andreas Malm]]
Connexion :
Tags :
Source : http://revueperiode.net/nature-maronne-et-nature-partisane-pour-une-liberation-du-monde/
---
# Note
> [!accord]
[[Andreas Malm]] fait ici le constat qu’avec la catastrophe écologique, cet imaginaire est bien de retour, sous les avatars conservateurs du « survivalisme ». Mais Malm propose de tracer une autre tradition, émancipatrice, ayant mis à l’honneur cette « nature sauvage ».
> [!accord]
En effet, pour les esclaves marrons, de Jamaïque ou de Saint Domingue, c’est la « naturalité » des forêts que les planteurs n’avaient pas su apprivoiser qui fut le meilleur moyen de défense de leurs communautés. Malm propose une exploration fascinante de cet environnementalisme des pauvres, des communes marrones ayant traversé les siècles en Jamaïque aux territoires libérés de la forêt biélorusse par les partisans juifs.
> [!accord]
L’aura de naïveté qui nimbe maintenant ces années de rêves écolos est fonction de l’ampleur catastrophique des menaces plus récentes — le changement climatique est une question de vie ou de mort massive et non de beauté pittoresque —, mais aussi de luttes internes au sein du mouvement écologiste. Dans les années 1980 et 1990, on a opposé à l’idéologie américaine de la naturalité un flot d’arguments, dont l’effet a été dévastateur
> [!accord]
Le sujet prototypique de la naturalité est un individu mâle, blanc et bourgeois. En faisant de la nature sauvage son domaine, il rejoue symboliquement sa conquête du monde. Il laisse derrière lui une civilisation efféminée, fait la démonstration de ses capacités de survie et pénètre la nature vierge : c’est ainsi qu’il devient un vrai homme. Sa masculinité est liée à une identité raciale indiscutable — à l’évidence, si les parcs nationaux qu’il sillonne peuvent être considérés comme sauvages, c’est parce que les populations indigènes en ont été expulsées. Cet individu est le colon blanc qui s’empare, à nouveau, du territoire.
> [!information]
Prenons un exemple canonique : le credo de l’idéologie mainstream de la naturalité est une formule de [[Henry David Thoreau]] : « C’est dans la nature sauvage que se trouve la préservation du monde. » Cette phrase apparaît tôt ou tard dans pratiquement tous les écrits anglophones consacrés à la naturalité et est encore convoquée de façon compulsive pour justifier la préoccupation pour la vie sauvage.
^56599a
> [!accord]
si la nature authentique se trouve seulement là où ne se trouvent pas les êtres humains, alors ces derniers sont par définition les ennemis de la nature — dès lors qu’ils sont présents, le paysage immaculé le plus digne de protection part en fumée. Tout lien positif, durable, est exclu d’emblée : notre espèce doit garder ses distances et de préférence réduire sa population afin de laisser la terre en paix. La distanciation humaine par rapport à la nature est une vertu. Les travailleurs sont, de façon axiomatique, ignorés.
> [!information]
À partir des années 1980, ces arguments et beaucoup d’autres ont démoli l’idéologie de la naturalité classique à l’américaine. Leur élaboration a coïncidé avec l’essor d’une idée complètement différente : celle de la justice environnementale. Ici, l’emphase est mise précisément sur les lieux où vivent et travaillent les êtres humains, l’observation fondamentale étant que les groupes subalternes — les personnes de couleur, les femmes, les travailleurs — tendent à être les premiers touchés par la dégradation de l’environnement.
> [!accord]
« L’environnementalisme des pauvres », une notion élaborée par [[Joan Martinez Alier|Joan Martinez-Alier]], constitue une manière déterminante de conceptualiser cette intuition. Il part d’un rejet du « culte de la nature sauvage » et pose plutôt l’hypothèse que les intérêts matériels des pauvres représentent la principale force de durabilité : les fermiers pauvres veulent protéger leur terre des déversements de pétrole, les pêcheurs empêcher les flottes industrielles, les habitants des forêts arrêter la construction de centrales d’énergie au charbon sur leur territoire — non parce qu’ils désirent conserver la nature en elle-même, mais parce qu’ils cherchent simplement à maintenir les fondements de leur subsistance
^474628
> [!information]
Cette version 2017 de l’idéologie classique de la naturalité est maintenant formulée en opposition explicite au mouvement écologiste. Les textes de Kingsnorth sont alimentés par une animosité brûlante envers la gauche pour avoir pris le contrôle du mouvement, abandonné les commandements de la nature sauvage et érigé à leur place le veau d’or de la justice environnementale.
> [!information]
Il est nostalgique du début des années 1990, où l’écologisme radical faisait fureur parmi les militants, qui grimpaient dans les arbres pour bloquer les autoroutes en Angleterre. À cette époque, les écologistes étaient enracinés dans les espaces sauvages. La rupture est venue par la suite, lorsque l’écologisme a été aspiré dans l’abîme béant, sans fond, de la gauche « progressiste ». Tout d’un coup, les gens comme moi, qui parlaient de bouleaux, de sommets et de couchers de soleil, ont été mis à l’écart, plus ou moins poliment, par ceux qui apportaient une « analyse de classe » à la politique verte.
> [!accord]
Son livre a l’ambition d’être une mise en garde, pour notre santé spirituelle, contre toute sorte d’activisme collectif : tenez-vous à distance, retirez-vous dans la montagne noire, toute action n’est que perte de temps qui vous mènera au désespoir, reconnaissez que la chute est inévitable et pas nécessairement si néfaste, achetez-vous un lopin de terre et faites pousser vos propres carottes, enracinez-vous dans la boue et alors vous trouverez, comme Paul Kingsnorth, la tranquillité d’esprit.
> [!information]
Si ce défaitiste convaincu a laissé tomber l’écologisme organisé, il y a tout de même une cause qu’il défend encore avec ferveur : le nationalisme. Dans les pages du Guardian, Kingsnorth prêche l’évangile du « nationalisme vert ». Les êtres humains ont des liens affectifs spéciaux envers leur terre natale ; la nation est le sentiment partagé d’appartenir à un biote particulier, comme la lande ; le véritable patriotisme, c’est de protéger les blaireaux de son lieu de naissance ; il faut miser sur une « identité écologique anglaise » comme source d’espoir. L’ennemi est le « mondialisme », auquel il est aussi fait référence comme « citadelles cosmopolites », une alliance nébuleuse et infâme de la gauche et des néolibéraux, déracinant les gens et les jetant dans un tourbillon de confusion.
> [!information]
Si Kingsnorth est l’âme torturée et l’homme de lettres célébré de l’idéologie contemporaine anglaise de la naturalité, Dave Foreman est le gardien bourru et grisâtre de la version américaine. Fondateur de EarthFirst ! et pionnier du ré-ensauvagement, son dernier livre s’intitule Manswarm : How Overpopulation is Killing the Wild World (L’essaim humain : comment la surpopulation est en train de tuer le monde sauvage) : or, ce n’est pas tant la surpopulation qui tue le monde sauvage que la migration de masse, tous ces Latinos qui traversent la frontière, piétinent une flore précieuse, bâtissent leur maison dans nos zones sauvages américaines et ont délibérément trop d’enfants.
> [!accord]
Les acteurs les plus influents de l’extrême droite s’enorgueillissent de leur indifférence totale ou de leur franche hostilité envers tout enjeu écologique, mais je soupçonne que nous verrons de plus en plus d’intellectuels et de chefs de partis affirmant qu’il est impossible d’accueillir davantage de personnes si nous voulons maintenir intacte notre nature. La marée montante de la droite va peut-être tout emporter, surtout si le changement climatique finit par provoquer des migrations d’une tout autre ampleur que ce dont nous avons été témoins ces dernières années.
> [!accord]
la justice a détrôné la naturalité, l’écologisme radical est mort, le marxisme écologique est en vogue, les réactionnaires comme Kingsnorth et Foreman ont dû grimper dans des arbres plantés plus près du Front National que des Amis de la Terre. Voilà une raison de se réjouir — mais il me semble que nous nous sentons tellement à l’aise dans notre triomphe, si sûrs de la solidité et de la prédominance du paradigme de la justice, que nous pouvons nous permettre de nous demander si nous n’avons pas jeté quelque chose de plus que l’eau du bain.
> [!accord]
Pour répondre à cette question, nous devons d’abord nous demander si la nature sauvage existe. L’une des conclusions des nombreuses vives critiques adressées à l’idéologie classique a été de nier son existence même : puisque les écosystèmes portent partout l’empreinte des activités humaines, il n’y aurait de nature sauvage nulle part. Si l’on y fait encore référence, ce n’est rien de plus qu’une construction sociale.
> [!approfondir]
Steven Vogel a récemment mené cette logique à son point extrême dans son livre Thinking like a Mall : Environmental Philosophy After the End of Nature (Penser comme un centre commercial : la philosophie écologiste après la fin de la nature), dont le titre paraphrase l’exhortation d’Aldo Leopold à penser comme une montagne : selon Vogel, la montagne est tout autant une construction sociale que le centre commercial et les écologistes devraient ainsi apprendre à aimer le second tout autant que la première, les deux faisant partie d’un environnement construit digne d’être préservé, les deux étant tout autant entièrement façonnés par l’activité humaine que tout autre endroit sur terre
> [!accord]
Il s’agit de l’obscurcissement d’une expérience ordinaire. Si je me déplace d’un centre commercial à une montagne, il est probable que je rencontre deux différences cruciales : premièrement, le centre commercial a été prévu, conçu et bâti à partir de rien par des êtres humains — plus précisément, par les forces du capital —, tandis que la montagne a été formée par des mouvements de la croûte terrestre, des volcans en éruption, des calottes glaciaires en déplacement et d’autres forces qui ne relèvent aucunement des êtres humains. Deuxièmement, ce qui se passe à l’intérieur du centre commercial est étroitement réglementé par ses propriétaires privés — les commerces qui sont ouverts, les marchandises qui sont exposées, les marques dont on fait la publicité, le décor qui est utilisé —, tandis que, dans la montagne, il y a de grandes chances que le ruisseau coule sans que quiconque ait appuyé sur un bouton, que les loups, les lemmings et les renards se nourrissent et se reproduisent de leur propre chef, que les plantes poussent et que les feuilles tombent sans qu’aucun investisseur ne tire les ficelles : les processus naturels se déroulent hors de tout contrôle humain direct.
> [!accord]
Il faut porter d’épaisses œillères constructionnistes pour ne pas percevoir ces différences. En termes de caractéristiques distinctives, d’occurrences quotidiennes, de morphologie et de nouveauté causale, le sauvage — la qualité de ce qui n’est pas domestiqué ni soumis — est présent à un degré bien supérieur dans la montagne que dans le centre commercial.
> [!approfondir]
Il existe de bonnes raisons de considérer la montagne comme sauvage — non pas dans un sens absolu, évidemment, mais dans un sens relatif. On ne peut trouver nulle part sur terre — ici les constructionnistes ont raison — une nature absolument sauvage, c’est-à-dire des paysages dont la condition est parfaitement immaculée, sans aucune contrainte humaine : ces zones ont disparu depuis longtemps. Mais il existe encore beaucoup de régions relativement sauvages, dans le sens d’endroits où la nature sauvage est relativement saillante et déterminante.
> [!approfondir]
Nous pouvons sans doute développer une théorie marxiste de la nature sauvage : si le marxisme est tout-puissant parce qu’il est dans le vrai, alors il devrait également inclure cette partie du monde. Peut-il également y avoir une théorie cosmopolite de la nature sauvage ? Peut-il y avoir un culte de la nature sauvage chez les pauvres ? Pourrait-il y avoir un point de convergence de la nature sauvage et de la justice ? Est-il possible de dégager une politique et une esthétique de la vie sauvage des derniers siècles voire même des derniers millénaires de lutte entre les classes ? Je crois que nous pouvons répondre à toutes ces questions par l’affirmative.
> [!accord]
De la même manière, nous habitons un monde dans lequel les zones sauvages qui demeurent encore subissent l’assaut d’entreprises impatientes : nous avons besoin d’idées pour mener ces luttes de résistance là aussi.
> [!information]
Nous ferions bien de nous rappeler que la classe capitaliste s’est développée dans la haine de l’état sauvage. Cette haine a été exprimée avec éloquence par [[John Locke]], éminent théoricien du capitalisme agraire : de son point de vue, la condition d’origine du monde était celle d’un « état commun de la nature ». La mission des êtres humains — plus précisément des êtres humains propriétaires et industrieux — était d’abolir cette condition : les communs sauvages devaient être clôturés, rendus productifs, améliorés — c’est-à-dire transformés en source de profit.
^0855d0
> [!accord]
Les terres sauvages ne sont qu’un gaspillage inutile — plus encore, elles sont une abomination aux yeux des capitalistes, car elles contiennent des ressources qui n’ont pas encore été soumises au règne de la valeur d’échange.
> [!information]
Cette fusion élémentaire de la domination de la nature et de la main-d’œuvre était bien comprise des esclaves eux-mêmes, comme en témoigne le premier pamphlet décrivant l’agitation des esclaves dans le Nouveau Monde, à la Barbade, en 1676. C’est là, pouvons-nous lire, un sujet qui a occasionné la Réflexion d’un Noir souvent cité par les Habitants, disant Le Diable est dans l’Anglais, qui met tout au travail ; il met le Noir au travail, le Cheval au travail, l’Âne au travail, le Bois au travail, l’Eau au travail et le Vent au travail
> [!accord]
Là, le résultat a plutôt été l’apparition d’un nouveau contraste : si la tyrannie des maîtres pouvait s’exercer à l’intérieur des frontières des plantations, au-delà de celles-ci s’étendait maintenant une nature relativement sauvage. Les maîtres détestaient cet espace non encore dégagé, non domestiqué, sauvage — et, exactement dans les mêmes proportions, les esclaves le chérissaient comme une terre de liberté.
> [!information]
C’était l’espace des Marrons. Le mot « Marron » vient de l’espagnol cimarrón, signifiant sauvage, féroce ou indiscipliné, un mot employé à l’origine pour le bétail qui s’était échappé dans la nature. Les Marrons étaient des esclaves qui s’étaient échappés dans la nature, pour de courtes durées ou pour s’établir de façon permanente dans des communautés isolées
> [!accord]
Sylviane Diouf explique que l’acte même de s’enfuir portait trois coups au système : le Marron arrachait à l’esclavagiste ce qui lui appartenait — le corps noir —, le privait du produit du travail de celui-ci et lui refusait toute autorité sur la reproduction de ce qui était supposé être sa main-d’œuvre. Au-delà de cette subversion immédiate, les Marrons causaient également une déstabilisation à plus long terme. Ils fonctionnaient comme un aimant pour la résistance, incitant les esclaves restés dans la plantation à se révolter, démontrant que le contrôle total était hors d’atteinte, faisant apparaître en permanence le caractère artificiel et éphémère de l’esclavage
> [!information]
Dans Le Quatrième siècle, son incroyable roman sur les Marrons de la Martinique, [[Édouard Glissant]] articule le récit de l’histoire de l’île autour du contraste entre les plaines soumises et les forêts sauvages — une dichotomie à laquelle il donne un tranchant presque manichéen, fanonien. Au début, deux esclaves débarquent d’un bateau. L’un des deux se laisse vendre à une plantation, l’autre prend la route des collines dès sa première heure sur le sol martiniquais : l’un accepte, l’autre refuse. Le Marron est « l’avant-garde », le propriétaire de la forêt à qui les esclaves plus tard demanderont conseil, la présence ténébreuse qui rend le rêve possible — ou, pour le dire avec [[Édouard Glissant|Glissant]] : la vocation du Marron dans la montagne « est de se garder en permanence contre le bas » et « de trouver ainsi la force de survivre19. »
^fc0f1d
> [!information]
Pour lancer l’accumulation du capital, cependant, un obstacle devait d’abord être levé : les bois. Dans un tract de 1791, le planteur Thomas Atwood s’émerveille devant la beauté des arbres, qui « excèdent de loin en hauteur les plus grands arbres de l’Angleterre. Sur cette île, leurs cimes semblent toucher les nuages, qui ont l’air d’effleurer furtivement leurs branches supérieures » et poursuit en expliquant pourquoi ces arbres doivent être coupés. Il est impossible d’éviter la nécessité, si l’on veut faire de la Dominique un bon pays à sucre, de dégager les vastes forêts d’arbres de ses régions intérieures. Quand cela sera accompli, et pas avant, cette île se distinguera par le nombre de ses plantations à sucre et par la quantité du sucre qu’elle est absolument capable de faire pousser
> [!information]
Ce projet de dénudation de la Dominique n’a jamais été mis en œuvre. Car aussi assurément que les chats à neuf queues et les potences sont arrivés avec les Anglais, un nouveau peuple s’est établi dans les bois : les Marrons. Avec une relative facilité, les esclaves de la Dominique pouvaient se diriger vers l’un des camps dans les collines, où il était peu probable que leurs maîtres puissent jamais les traquer.
> [!information]
Un gouverneur anglais a décrit ce domaine comme un « imperium in imperio », un État dans un État. Les villages librement fédérés étaient dirigés par des chefs noirs qui étaient souvent nés en Afrique de l’Ouest et savaient comment aménager de petites huttes et de petits jardins en communautés autosuffisantes, protégées par des combattants armés et activement élargies par des recruteurs envoyés dans les plantations. Inévitablement, les deux états en sont venus aux mains.
> [!information]
La Dominique a connu le système de plantations le plus court et le plus précaire des Caraïbes. Après l’abolition de l’esclavage en 1834, il n’y avait pas — ce qui est unique — de classe dirigeante blanche pouvant garder le pouvoir par d’autres moyens : la Dominique est revenue aux Noirs.
> [!accord]
Quand l’écrivain anglais Anthony Trollope est passé sur l’île en 1860, il maugréa : « il n’y a pas de commerces dignes de ce nom. Les habitants flânent, oisifs, bavardant, prostrés ; aucun signe d’argent qui ait été ou soit en train de se faire25. » De son point de vue, la société humaine ne pouvait tout simplement pas tomber plus bas ; du point de vue opposé, les Marrons ont fondé une grande culture.
> [!information]
Le paysage se rapproche plus d’un mur de végétation que de ce qu’un Européen du nord associerait normalement au mot « forêt » ; il faut deux personnes avec des machettes pour se frayer un chemin dans ces remparts de fougères, d’herbes et de lianes, et on doit sans cesse prendre garde aux dolines et aux rochers mobiles acérés. Un gouverneur anglais de la Jamaïque au XVIIIe siècle se désespérait de ce paysage qui était « la contrée la plus rude et la plus montagneuse de l’univers », « une contrée de rochers indescriptibles — sauvage et stérile, qu’aucun Blanc n’a jamais pénétrée »27. C’était la base de l’un de deux groupes marrons ayant empoisonné la vie des colons blancs en Jamaïque aux XVIIe et XVIIIe siècles. Leur chef était Cudjoe, un esclave fugitif qui, selon les sources anglaises, était « particulièrement sauvage dans ses manières28 ».
> [!information]
Aujourd’hui, le pays Cockpit est sous la garde de gens tels que Michael Grizzle, le chef des Marrons de Trelawney Town, l’une de cinq communautés en Jamaïque descendant directement des premiers Marrons. Michael Grizzle préside le comité local de gestion des forêts, qui est responsable de la protection de la zone — que le gouvernement a refusé de classer comme parc national, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai —, et il conserve une connaissance extrêmement intime de la forêt, de ses herbes, de ses arbres et de sa faune.
> [!information]
À un jet de pierre de la rivière se trouve Nanny Town. C’est ici que régnait la bande menée par Nanny, reine des Marrons, héroïne de la nature sauvage jamaïcaine. Selon la tradition orale, Nanny est la source spirituelle de l’indépendance et de la libération de l’esclavage — ou, comme un ancien Marron l’a dit à un anthropologue américain dans les années 1970 : « Homme blanc dit : ‛toi pour travail ». Grandy Nanny dit : ‛moi pas travailler ! » Et elle prend la rivière, suit la rivière ! Elle suit la rivière29. » Cet impératif contredit explicitement la logique du diable anglais, et « suivre la rivière » est resté un adage marron aux résonances profondes, faisant référence en fin de compte à la rivière Stony et à l’espace de liberté créé autour de celle-ci par Nanny.
> [!information]
On se souvient d’elle comme la magicienne de la « science de la résistance », comme on l’appelle dans le roman de Vic Reid, Nanny-Town. Selon la vision littéraire de Reid, les Marrons pratiquaient une sorte de communisme rudimentaire à Nanny Town et adoraient en leur chef la mère de toutes bonnes choses. Nanny est à la tête des « mères et filles qui ont établi leur foyer dans les régions sauvages », première parmi les égaux, réunissant à ses côtés des Africains de toutes les origines ethniques et leur disant : « peu importe d’où nous venons ; ce qui importe, c’est que nous soyons ici »
> [!information]
Tous la saluent avec la formule « les montagnes sont nôtres ! » et quand ils vont combattre les Anglais, dont les visages rouges et boursouflés et la sueur nauséabonde souillent la beauté ineffable des forêts, ils se fondent dans le territoire même : « habillés de bosquets et de branches, nous sommes devenus la forêt » ; « nous sommes allés au combat comme l’écoulement d’une rivière, suivant les courbes et les chutes du territoire » ; « nous leur avons montré que nous ne faisions qu’un avec les forêts »30.
> [!information]
Dès le début de l’occupation anglaise, en 1655, les Marrons ont harcelé les plantations de leurs raids, empêché leur expansion vers les terres intérieures de l’île et forcé les planteurs à abandonner des douzaines de propriétés, jusqu’à ce que la colonie atteigne, dans les années 1730, le point de quasi-implosion qui allait être celui de la Dominique quatre-vingts ans plus tard : des esclaves désertant en masse, la discipline se défaisant, les Marrons assiégeant les villages des colons — jusqu’à ce qu’en 1734, des troupes appelées en renfort de Gibraltar et les soi-disant « black-shots » (tirs noirs) parviennent enfin à prendre le contrôle de Nanny Town. Pour marquer leur victoire contre les « nègres sauvages », les Anglais ont gravé une inscription dans une pierre que l’on peut encore voir sur le site. Cette inscription dit : « Ce Village a été pris par le colonel Brook, puis conservé par le capitaine Cooke », quelques mots qui communiquent par leur formalité un sentiment profond de supériorité certifiée et de domestication accomplie31.
> [!information]
Comment cela était-il possible ? Comment d’anciens esclaves, qui avaient subi les dégradations innommables de leur sort, avant de s’enfuir dans la nature sauvage et de mener une guerre efficace contre les Blancs pendant des décennies, pouvaient-ils soudainement accepter un tel revirement vers le rôle de mercenaires, capturant d’autres esclaves, les renvoyant se faire flageller et fournissant au système la stabilité même que désiraient depuis si longtemps les maîtres ? C’est l’énigme du marronnage jamaïcain. La plaie est encore vive dans les communautés qui subsistent et dans leurs rapports avec le reste de la population. Si l’on discute avec les Marrons aujourd’hui, on voit qu’ils ont mis en place de nombreuses stratégies pour gérer cet aspect de leur histoire : certains l’ignorent, d’un geste de déni collectif ; certains la justifient par le fait que les Marrons devaient choisir entre la disparition et la collaboration ; d’autres encore, d’une manière quelque peu troublante, se déclarent fiers que leurs ancêtres se soient vus confier la « protection de l’île ». Un bon nombre d’autres Jamaïcains, dont les ancêtres auraient pu être capturés ou même tués par les Marrons, les considèrent, aujourd’hui encore, avec méfiance.
> [!accord]
Quant à la trahison, il faut bien voir, tout d’abord, qu’elle n’est pas propre à la Jamaïque : d’autres groupes marron des Amériques ont reçu le privilège de la liberté contre la promesse de traquer fugitifs et rebelles. En outre, le phénomène n’est pas propre à la résistance esclave. Il n’y a qu’à penser à l’OLP, l’Autorité palestinienne et à l’ignoble organisation sécuritaire qui maintient la Cisjordanie sous contrôle sioniste. De nombreux historiens du marronnage ont indiqué, comme facteur expliquant la trahison, l’absence d’idées universalistes et de programme pour la libération : les Marrons recherchaient la liberté seulement pour eux-mêmes et ils étaient prêts à payer n’importe quel prix pour l’obtenir. Tout cela fait sans doute partie de l’histoire, mais nous devrions aussi nous demander s’il n’y avait pas quelque chose dans l’auto-émancipation sauvage qui prédisposait les Marrons à la trahison.
> [!accord]
En tant que marxistes révolutionnaires, nous savons qu’il reste encore à découvrir une forme de politique subalterne qui ne contienne pas en elle un germe de dégénération. Lorsqu’on se retire dans la nature sauvage, même si l’on est à l’avant-garde politique, il y a toujours un risque que le lien avec les masses se dénoue et que l’on développe même un certain dédain envers ces créatures dociles qui sont restées en arrière.
> [!information]
Il ne fait aucun doute qu’après avoir signé ces traités, les Marrons jamaïcains ont commencé à développer une image d’eux comme peuple choisi, comme élus qui s’étaient eux-mêmes exilés de la servitude, légèrement supérieurs aux autres Jamaïcains. Aujourd’hui encore, on trouve dans certains villages marron des cimetières divisés en deux sections, une première pour les Marrons de souche et une seconde pour les autres.
> [!information]
Dans la province du sud, le pivot de la révolution était le méga-campement haut perché sur les falaises boisées des Platons : là vivaient de dix à douze mille Marrons — plus de dix fois la population de Nanny Town — qui avaient bâti leurs propres maisons et élu leur propre roi. Ce sont ces forces-là qui ont aboli l’esclavage sur le terrain et qui ont vaincu la tentative de rétablissement de l’esclavage de Napoléon. Après la déportation de Toussaint L’Ouverture, une pléthore de bandes marronnes est intervenue pour mener la guerre à son heureuse conclusion : le premier État noir libre du Nouveau Monde — ou, comme l’appelle Ada Ferrer, une autre historienne de l’événement : « un état incontestablement marron35 ».
> [!accord]
Si la résistance esclave était le principal moteur de l’abolition, et s’il est vrai que toutes les révoltes esclaves soutenues doivent acquérir une dimension marronne, alors nous devons en tirer la conclusion que la nature sauvage était l’une des prémisses de l’émancipation. Si le Nouveau Monde avait été défriché et transformé en une seule plantation géante, comme le désiraient sans aucun doute les capitalistes de l’époque, qui sait combien de temps aurait persisté l’esclavage.
> [!accord]
Dans tous les cas, il est amplement attesté que les esclaves, ex-esclaves et abolitionnistes radicaux ont développé un culte subalterne de la nature sauvage. Je ne donnerai que quelques exemples.
> [!information]
En 1963, un anthropologue cubain a rencontré par hasard un homme de 103 ans à l’esprit parfaitement clair. Son nom était Esteban Montejo, un ancien esclave qui, plus jeune, s’était enfui, avait vécu seul en tant que Marron, était descendu des montagnes après l’émancipation pour travailler comme coupeur de canne à sucre, s’était battu dans la guerre d’indépendance cubaine et était devenu l’un des fondateurs du Parti communiste dans les années 1920.
> [!information]
Il a raconté l’histoire de sa vie à l’anthropologue, qui en a tiré un livre, l’un des « romans documentaires » les plus célèbres de la révolution cubaine, dans lequel la destinée de Montejo représente celle du peuple dans son ensemble. À la toute première page, Montejo déclare : « Le fin mot de l’histoire, c’est que je sais que tout dépend de la Nature. La Nature est tout. » Ensuite, il décrit dans le détail son expérience en tant que jeune esclave, enfermé dans des baraques et exposé aux horreurs ordinaires — il devait s’enfuir : Petit à petit j’ai appris à connaître les bois. Et j’ai commencé à les aimer. Parfois j’oubliais que j’étais un cimarrón, et je me mettais à siffler. […] Je prenais soin de moi comme un enfant gâté. Je ne voulais pas être de nouveau enchaîné à l’esclavage. […] La vérité est que je vivais bien en tant que cimarrón, bien caché, bien confortablement
> [!accord]
L’adaptation du marronnage au travail salarié à été difficile pour Montejo, qui n’a jamais pu se réconcilier avec la transformation de l’environnement cubain : La fièvre de la canne à sucre est arrivée, et ils n’ont laissé presque aucune forêt à Cuba. Les arbres ont été coupés à la racine. Ils ont retiré les acajous, les cèdres, les indigotiers. Bref, toute la forêt a été abattue. […] Aujourd’hui, si quelqu’un monte au nord de Las Villas, il dira sans doute : « Il n’y a pas de forêt par ici. » Mais, quand j’étais cimarrón, on pouvait avoir peur là. C’était dense comme une jungle. On a fait pousser de la canne, mais elle a détruit la beauté du pays
> [!information]
Passons aux États-Unis, où il existe une histoire fascinante de marronnage qui est seulement en train d’être découverte. Le paysage le plus légendaire est le Great Dismal Swamp (Grand marais lugubre), un bassin de bois, de marécages et de canaux labyrinthiques à la frontière de la Virginie et de la Caroline du Nord, qui a attiré des milliers d’esclaves jusqu’à la guerre civile. Après des années de fouilles dans la région, l’archéologue marxiste Daniel Sayers a récemment appelé ces Marrons les héros oubliés de l’anticapitalisme ; il croit en effet que ceux-ci auraient développé ce qu’il appelle « un mode de production fondé sur la praxis » dans les profondeurs du Great Dismal Swamp, une société sans valeur d’échange, oppression, ni aliénation
> [!accord]
Avec ces paroles, les soldats noirs avançaient vers la liberté. Nous pouvons en dégager l’ethos de l’écologie révolutionnaire marronne : c’est dans la nature sauvage que se trouve la libération du monde.
> [!information]
Il y en aurait beaucoup plus à dire, mais le marronnage n’est qu’un épisode de l’histoire populaire de la nature sauvage : je pourrais parler du culte de la nature sauvage au sein de l’Ungsocialisterna, l’aile jeune férocement anti-nationaliste et révolutionnaire du parti social-démocrate suédois, ou de l’obsession de [[Lénine]] pour la nature sauvage, ou des mesures révolutionnaires prises par les bolchéviques pour la protection des monuments de la nature après Octobre, ou des communistes allemands qui se sont rendus en forêt et en montagne pour cultiver leur haine de classe, ou du rôle de la nature dans la littérature palestinienne — la grotte dans La Porte du soleil d’Elias Khoury, les collines chez Raja Shehadeh — ou de la longue tradition de quête et d’adoration de la nature sauvage en Iran du Nord, depuis le mouvement Jangali, via le culte guérillero de Siahkal, aux activistes syndicalistes clandestins, marchant à l’abri des regards au début du XXIe siècle. On pourrait multiplier les exemples, mais je me limiterai à celui des partisans juifs en Europe de l’Est, pour en dire quelques mots seulement.
^e7e901
> [!information]
Pendant l’Holocauste, aucun groupe de Juifs n’a sauvé autant d’autres Juifs que les partisans Bielski. Mais il n’y a ni monument ni plaque sur le site. Chose incroyable, il n’y a même pas eu de fouilles. Comme le soutient Barbara Epstein dans sa superbe étude The Minsk Ghetto, la résistance juive dans la forêt a été reléguée dans l’historiographie comme dans la mémoire à un statut bien inférieur à celle des ghettos, car, dans la forêt, le communisme était à divers degrés et sous diverses formes l’idéologie dominante
> [!information]
Les sionistes ont opté pour les insurrections dans les ghettos, tandis que les Juifs communistes ont préconisé l’option forêt, en coopération avec leurs alliés parmi les partisans non-juifs. Il n’y a aucun autre endroit où tant de Juifs ont pu fuir le ghetto et s’engager dans la résistance qu’à Minsk, où les masses ont conservé leur foi dans une idéologie universaliste — cosmopolite, si vous préférez — et où les forêts vierges n’étaient jamais loin. Les nazis s’en arrachaient les cheveux. Comme l’a noté Raul Hilberg, « Les Juifs dans la forêt et les marécages posaient un problème particulier parce qu’ils n’étaient plus sous contrôle46. »
> [!accord]
On remarque immédiatement un air de famille entre l’activisme des partisans juifs et le marronnage : la plantation et le ghetto comme cages, le contraste intensifié entre les espaces, l’affaissement des cadres, l’espoir désespéré investi dans une nature incontrôlée. Il y a, évidemment, des différences. La principale raison d’être des ghettos n’était pas le profit ; la mission des nazis n’était pas tant la domination que l’anéantissement ; la construction d’un ghetto ne présupposait pas la transformation d’un écosystème — il suffisait de dérouler du barbelé autour de quartiers préexistants et de rassembler tous les Juifs à l’intérieur. Mais ce geste donnait une valeur nouvelle aux réserves de nature relativement sauvage.
> [!information]
Liza Ettinger a été témoin des premiers massacres dans le ghetto de Lida et s’attendait à ce que la répression s’abatte encore, d’un moment à l’autre. C’est alors qu’elle et d’autres détenus ont commencé à recevoir la visite de partisans. « La simple pensée qu’il était possible de réaliser le rêve audacieux de quitter le ghetto pour la forêt a été une contribution vitale au moral du ghetto », écrit-elle dans ses mémoires inédits49. Ettinger fait partie de ceux qui se sont rendus à New Yerushalaim. Elle relate ses premières impressions du lieu : Nous avons atteint le campement partisan de Bielski affamés et épuisés. Même si nous en avions beaucoup entendu parler auparavant, notre première rencontre avec la réalité restait une vraie surprise pour nous tous. Tout avait l’air d’un rêve venu d’un autre monde. Le même peuple — la même chair et le même sang —, mais plus forts et plus libres. Une sorte d’abandon joyeux emplissait l’air ; des discussions mordantes, franches, assaisonnées de jurons piquants ; des chevaux galopants et le rire des enfants. Tout semblait flotter
> [!accord]
Elle décrit ensuite la relation particulière qu’elle a développée avec Naliboki : Une forêt de randonnées et de camps de vacances n’a rien en commun avec une forêt où l’on vit de façon permanente et qui sert de refuge comme de source d’espoir et de sécurité. Chaque arbre devient une forteresse, chaque bosquet un bastion, toute la forêt une amie constante, généreuse envers nous tous sans rien attendre en retour. Si seulement je pouvais chanter les louanges de la forêt, notre amie loyale
> [!accord]
De ce point de vue, l’expérience de la nature sauvage de celui qui cherche à fuir le bruit, à reprendre contact avec une vie simple ou à démontrer sa masculinité n’est rien comparée à l’intensité de la survie partisane. Seuls ceux qui sont pourchassés ont accès à une pleine affinité pleine avec la nature vierge.
> [!information]
Donia Rosen esquisse une philosophie semblable dans The Forest My Friend (La Forêt mon amie), qui commence avec des souvenirs de son enfance juive dans un village des montagnes Carpates. La plupart des Juifs qui se sont retrouvés dans des forêts comme Naliboki avaient passé toute leur vie dans des villes et n’avaient aucun rapport préalable avec ce biome, mais Rosen a appris à aimer la forêt dès le plus jeune âge et à déplorer son retrait progressif sous les coups de hache des bûcherons : Cela faisait mal de voir ces grands arbres tomber. On aurait dit que les animaux de la forêt partageaient le chagrin des pins anciens alors qu’ils se sauvaient dans les profondeurs de la forêt, loin de toute présence humaine. […] Les anciens du village exprimaient souvent leur inquiétude quant au fait que la beauté sauvage, naturelle, soit gâtée par l’avancée des méthodes modernes
> [!accord]
Donia Rosen a survécu en se réfugiant toujours plus profondément dans la forêt. Son journal intime est rempli d’odes à la beauté de la forêt et à son inconditionnelle loyauté, comme dans ses notes du 15 juillet 1943 : Je me trouve encore dans un nouveau lieu. Cette fois-ci, c’est un groupe de buissons épais […]. C’est assez agréable ici, et je me sens presque comme dans un nid d’oiseau. Le rossignol est mon ami et mon compagnon et son chant me divertit. […] Je reste couchée ici et je regarde le ciel infini, les étoiles et les vallées lointaines. Soudainement, je ressens un besoin d’errer. D’aller très loin, vers l’inconnu, de marcher, sans m’arrêter, jusqu’aux bords du monde
> [!accord]
Un. Au minimum, quand il n’y a pas de révolution dans l’air, ni d’esclavage, ni d’Holocauste, rien d’autre que la barbarie capitaliste ordinaire, les espaces qui possèdent un caractère hautement sauvage nous permettent encore d’entrevoir la possibilité d’une vie au-delà du capital. Je ne connais aucun marxiste ayant mieux saisi ce fait qu’[[Theodor W. Adorno|Adorno]]. « L’image de la nature survit parce que sa parfaite négation dans l’artéfact […] devient nécessairement aveugle à ce qui serait au-delà de la société bourgeoise, de son travail, de ses marchandises. Le beau naturel demeure l’allégorie de cet au-delà54 »
> [!accord]
Mais, avec une théorie de la nature relativement sauvage, il n’est pas nécessaire pour ceux qui viennent des fiefs capitalistes d’aller dans des lieux aussi exotiques pour rencontrer l’allégorie. Il peut suffire de quitter le centre commercial et de se balader dans la montagne, la forêt, sur la lande ou dans l’archipel le plus près — l’effet dépend du contraste entre les espaces entièrement construits par le capital et ceux qui s’inscrivent dans la lignée de la nature autonome. Dans la phase actuelle du capitalisme tardif (late-late capitalism), les poches de nature relativement sauvage acquièrent une valeur inestimable en tant que rappels — bien que faibles et fugaces — d’un autre ordre des choses. Plus le pouvoir du capital est total, plus celles-ci deviennent indispensables.
> [!accord]
Aujourd’hui, ce qui reste de la nature sauvage, pour citer encore [[Theodor W. Adorno|Adorno]], « se souvient de son état de non-domination56 » – un monde où le capital n’est plus le maître d’œuvre, où les choses naissent et meurent d’elles-mêmes, où le sort de la valeur d’échange a été conjuré et toutes sortes d’autres forces génératrices ont libre cours. C’est un sublime non-capitaliste.
^e89b1f
> [!accord]
Deux. L’impulsion primordiale du capitalisme envers la nature sauvage est l’agression. Quand les Républicains ouvrent le Refuge faunique national Arctic aux entreprises pétrolières et gazières, quand le gouvernement polonais envoie des compagnies forestières raser la forêt Bialowieza, quand les producteurs d’huile de palme rongent les tourbières et les forêts tropicales de la province d’Aceh — tous des sanctuaires d’une biodiversité stupéfiante qui avaient été épargnés jusqu’ici —, ils obéissent précisément à cette impulsion.
> [!information]
La terre du pays Cockpit contient de la bauxite. Michael Grizzle peut en gratter les affleurements avec sa machette. Depuis plusieurs années, les compagnies d’aluminium américaines et chinoises ont été tenues en laisse ; seule la résistance des communautés marronnes et de leurs alliés du mouvement écologiste les a maintenues à distance jusqu’ici. Mais le gouvernement jamaïcain n’a toujours pas accédé à la demande de faire du pays Cockpit un parc national : il laisse délibérément le statut de la zone en suspens.
> [!accord]
Les Marrons ont juré de partir en guerre si le pays Cockpit est cédé aux promoteurs : « c’est le territoire pour lequel nous avons lutté ! » disent-ils. Grizzle aime prétendre qu’il coupera la tête de quiconque cherche à atteindre la bauxite. Il ne faut pas nécessairement prendre au pied de la lettre ce genre de rhétorique, mais ne nous méprenons pas sur la sincérité de l’engagement : « Peu importe que nous puissions vendre les cockpits pour 135 milliards de milliards de milliards de dollars — ils valent plus s’ils restent ici pour que nous puissions les transmettre à la prochaine génération », dit le chef Grizzle.
> [!information]
Dans son classique The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution (La Mort de la Nature : les femmes, l’écologie et la révolution scientifique), [[Carolyn Merchant]] expose les conséquences idéologiques de la transition vers le capitalisme en Angleterre : l’essor du point de vue bourgeois, mené par des penseurs comme Bacon et [[John Locke|Locke]], selon lequel la nature, en tant qu’elle est productrice de désordre, doit être subordonnée à la machine. Jamais auparavant la qualité du « sauvage » n’avait été constamment calomniée.
^b6f77b
> [!accord]
De plus — c’est l’aspect le mieux connu du raisonnement de [[Carolyn Merchant|Merchant]] —, ce sauvage est associé au féminin : « Comme la nature sauvage et chaotique, les femmes devaient être soumises et maintenues à leur place57. » Il est frappant que, des États-Unis à la Pologne, la dernière vague d’agressions contre les zones sauvages se soit accompagnée d’attaques contre les femmes, leur intégrité physique et leurs droits reproductifs : pour les Trump de ce monde, on peut mettre la main sur les chattes comme sur les parcs.
> [!accord]
Il est peut-être grand temps de sortir du placard la première génération d’écoféminisme et de l’actualiser pour une époque bien plus dure que celle des années 1970 et 1980.
> [!accord]
Les descendants des esclaves et des Marrons n’ont rien fait pour réchauffer la planète. Comme je l’ai déjà trop répété, il ne s’agit pas de l’[[Anthropocène (Data)]] : il s’agit du [[Capitalocène]], quand le mode de production capitaliste prend brutalement sa revanche sur des endroits comme la Dominique.
^93d8f6
> [!accord]
Le centre commercial est climatisé à température optimale à longueur d’année. La vie dans les centres urbains des pays capitalistes avancés peut continuer comme si elle était isolée. La tempête peut entrer dans Manhattan, mais elle se retire et laisse l’horizon intact. Si l’on veut suivre la progression de cette tempête, il n’y a pas de meilleur endroit où s’installer que dans la nature sauvage, dont même les caractéristiques les plus fondamentales sont en train de glisser vers le néant.
> [!accord]
En un mot, le réchauffement global a tout l’air de la victoire finale de la classe capitaliste : le point où il n’y a plus de terre « abandonnée » à la nature, pour que des gens comme [[John Locke|Locke]] puissent la détester, où le capital a pris le contrôle de l’air même et a soumis à son règne étouffant jusqu’aux montagnes les plus sauvages.
> [!information]
Au début de la saison des ouragans anormalement catastrophique de 2017, le London Review of Books a envoyé à ses abonnés des textes issus de ses archives portant sur le changement climatique. Dans l’un d’entre eux, John Lanchester remarque qu’« il est étrange et frappant que les activistes du changement climatique n’aient commis aucun acte de terrorisme » — en effet, le fait est particulièrement remarquable quand on considère à quel point il est facile de faire exploser des stations-service ou de vandaliser des SUV. […] Disons que cinquante personnes vandalisent quatre voitures par nuit pendant un mois : six mille SUV saccagés en un mois et les tracteurs de Chelsea auraient tôt fait de disparaître de nos rues. Alors pourquoi ces choses n’arrivent-elles pas61 ?
> [!accord]
Ce n’est pas la nature sauvage que portent dans leur cœur ceux qui aiment les frontières. Et il convient sans doute de préciser, dans ce contexte, que ni les Marrons ni les partisans juifs n’avaient de liens indigènes, Heideggeriens, « sang et sol » aux paysages qu’ils sont venus habiter. Ils étaient les dépossédés et les traqués.