> [!info]
Auteur : [[Christian Brooks Keeve]]
Traducteur : [[Camille Marie]] & [[Maya Rousseaux]]
Connexion :
Tags :
Source : https://www.revue-ballast.fr/des-graines-fugitives/
---
# Note
> [!information]
Des collectionneurs de graines comme Ira Wallace nous rappellent ainsi à quel point l’histoire des variétés de chou est intimement liée à celle des Noirs aux États-Unis, et comment la culture et la conservation de variétés locales à travers le Sud nous renvoient à une histoire plus globale des relations entre les graines, leurs collectionneurs et la terre.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux
> [!accord]
Je suis fasciné par le phénomène culturel et politique actuel de conservation des graines, les écologies politiques induites par l’archivage de celles-ci et l’héritage des pratiques agraires afro-américaines. Dans cet article, j’explore les implications de la vie quotidienne des graines pour notre présent et comment la fugitivité des graines nous donne des stratégies d’évasion pour échapper et interrompre la tendance apparemment globale du Plantationocène.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux
> [!accord]
Pour le dire simplement : le travail des hommes et des plantes sont tous deux contrôlés de façon coercitive par des structures et des rythmes de production résolument artificiels. Après que les systèmes de plantation coloniaux et le monde qui les sous-tendait ont disparu, les mêmes logiques ont régi l’exploitation de la force de travail, l’accumulation du capital et la production agricole, continuant à réduire les vies humaines et végétales au simple rang de ressource utile, que ce soit à travers la monoculture d’hévéa pour le caoutchouc, l’industrie agro-alimentaire ou, comme l’a suggéré l’universitaire Katherine McKittrick[^1] , la géographie raciste des villes étasuniennes.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux #Note/Travail
> [!accord]
La conservation des semences est l’une des plus anciennes pratiques culturelles et techniques de la planète, et elle est revenue dans l’imaginaire populaire en grande partie grâce aux mouvements indigènes de souveraineté alimentaire et variétale. La souveraineté alimentaire promeut le contrôle local et communautaire des systèmes alimentaires à l’échelle régionale. Son élargissement à la souveraineté variétale convoque des arguments politiques complémentaires, lesquels permettent d’approfondir les liens avec la terre et font place à des perspectives critiques et spéculatives sur les semences en tant que lieux de résistance politique et de résilience culturelle, en tant qu’objets d’archives biologiques et d’adaptation environnementale. La collecte et la conservation des graines va au-delà de simples pratiques de préservation : elle s’engage de manière significative dans un enchevêtrement de pratiques tout à la fois culturelles, historiques et politiques. C’est précisément l’intrication de ces perspectives qui invite à considérer les politiques agricoles du Plantationocène d’une certaine manière : bien qu’elles ne soient pas universelles, les logiques des plantations sont néfastes et laissent des traces. Les mouvements actuels touchant à l’agriculture ne peuvent généralement être lus ou compris en-dehors du cadre de ces héritages, alors même que les récits qu’ils impliquent peuvent aussi servir de vecteurs de compréhension des dynamiques géographiques et historiques qui accompagnèrent et bridèrent les plantations.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux
> [!accord]
Pour reprendre les réflexions de l’anthropologue [[Anna Tsing]] sur les « assemblages polyphoniques », il s’avère que nous sommes pris dans un bazar fécond d’acteurs humains, non-humains et abiotiques6 dès lors que nous interagissons avec des graines et que nous essayons de les guider, de les manipuler et de les arranger [^2]
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux
^66dadd
> [!approfondir]
Comme la botaniste Robin Wall Kimmerer nous le rappelle en invoquant l’écologue Gary Nabhan, « ce n’est pas seulement la terre qui est dégradée, mais bien davantage, notre relation à elle. Nous ne pouvons pas la consolider et la restaurer de façon significative sans restaurer également son récit [^3] ». Les graines, d’une certaine manière, sont des nœuds de la narration écologique permettant de comprendre le monde, comme le sont le folklore et la science. En ce sens, les graines pourraient nous permettre de contextualiser les écologies politiques actuelles en nous tournant vers le passé.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux #Note/Relation
> [!information]
Les personnes réduites en esclavage ont construit et transmis des savoirs microlocaux du territoir [^4] qui ont constitué par la suite les prémisses d’une pensée afro-américaine de la wilderness [nature sauvage], laquelle a rejeté les discours environnementaux globalisants tels qu’ils ont émergé au XIXe siècle [^5]. Les spatialités marginales des paysages de plantation étaient donc des lieux d’errance et d’évasion desquels la vie humaine, comme la vie botanique, a fui.
>
> ---
> #Note/Vivant #Note/Nature/Wilderness
> [!information]
Dans son travail développant l’hypothèse de la domestication du riz noir, la géographe Judith Carney a utilisé différentes méthodes géographiques et spéculatives, prenant en compte également la puissance des récits[^6] . Elle remarque : « Les récits oraux offrent une contre-histoire » qui permet de « lier les transferts de plantes et la traite transatlantique des esclaves. » Parmi les exemples les plus notoires dans les colonies américaines, et surtout dans les communautés d’esclaves marrons, on peut citer les récits de femmes esclaves cachant des semences de riz dans leurs cheveux pour les glisser discrètement à leurs enfants avant d’en être séparées. Nous ne sommes pas seulement en présence de petits, mais spectaculaires actes de résistance par les corps et la génétique végétale, mais nous sommes également confrontés au lien unique qui relie les graines, leurs histoires et les récits et héritages de la diaspora noire.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux #Note/Colonisation
> [!information]
Ces petites formes de fugitivité se sont également manifestées dans l’espace des plantations à travers des lopins de terre plus ou moins autonomes permettant un approvisionnement, de « petits espaces interstitiels [^7] » qui s’opposaient matériellement et idéologiquement au paysage de la plantation, et qui auraient fini par offrir la majorité des aliments et recettes de cuisine composant le régime américain. Ces espaces étaient à la fois des lieux de subsistance et d’expérimentation, offrant une « vision botanique alternative » aux paysages colonisés.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux #Note/Colonisation/Plantation
> [!information]
Le livre Fugitive Science de la chercheuse en études afro-américaines Britt Rusert attire notre attention sur le fait que la fugitivité inhérente à l’engagement des Afro-Américains dans les sciences naturelles, au XIXe siècle, s’exprime très largement en dehors des institutions et se manifeste dans les espaces de production culturelle et dans la vie quotidienne. Rusert définit la fugitivité comme la critique explicite de l’hégémonie scientifique, le déploiement d’outils pratiques de lutte et la prise en considération théorique du « paysage imaginatif de la science ». C’est ce dernier qui fait écho aux héritages de la conservation de graines et aux pratiques botaniques telles qu’elles sont pensées au sortir des systèmes de plantation.
>
> ---
> #Note/Science
> [!accord]
Elle se tisse de pratiques créatives et d’expérimentations qui s’expriment, aujourd’hui, dans la prolifération des mouvements noirs de résistance agricole sur des terrains inutilisés, dans de petites fermes, des espaces non-constructibles ou exclus de la location par les pouvoirs politiques[^8] . Comme Leah Penniman l’affirme dans Farming While Black, la restauration des sols fait partie d’un processus de « guérison du colonialisme », où les intérêts politiques et écologiques ne font plus qu’un. Les soubresauts de la vie végétale et de la vie politique sont en constante synchronisation.
>
> ---
> #Note/Agriculture #Note/Colonisation
> [!accord]
Je voudrais aller plus loin avec l’idée selon laquelle les graines sont fugitives. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les graines sont autant des archives culturelles que des petits paquets d’information génétique, et, à travers eux, la vie végétale s’immisce dans tous les interstices des espaces politiques, géographiques et culturels. Les graines sont données, vendues, échangées, offertes, perdues en chemin. Elles finissent ainsi leur course dans tout un tas d’endroits et s’acclimatent de nouveau à toutes sortes d’exigences environnementales. Parfois, elles sont renommées. Parfois, elles retournent à un stade ancestral et sauvage. Parfois, elles évoluent, sous l’influence de forces humaines et non-humaines, et deviennent de nouvelles variétés porteuses d’une histoire inédite. Elles ne peuvent être figées comme les artefacts d’un musée, les arches d’une voûte. Elles se glisseront sans cesse dans les fissures. Elles se déplaceront toujours.
>
> ---
> #Note/Vivant/Végétaux
[^1]: Katherine McKittrick, « Plantation Futures », _Small Axe_, vol.3, n° 42, 2013
[^2]: [[Anna Tsing]], _[[Le Champignon de la fin du monde]]_, La Découverte/Les Empêcheurs de tourner en rond, 2017
^43b873
[^3]: Traduction de « re-story-ation », néologisme de l’auteur [ndlr]. Robin Wall Kimmener, _Braiding Sweetgrass : Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants_, Milkweed Editions, 2015
[^4]: [[Monica M. White]], _Freedom Farmers_, University of North Carolina Press, 2019
^6774ae
[^5]: Paul S. Sutter et Christopher J. Manganiello, _Environmental Histrory of the American South_, University of Georgia Press, 2009
[^6]: Judith Carney, _In the Shadow of Slavery : Africa’s Botanical Legacy in the Atlantic World_, University of Califormia Press, 2011
[^7]: ibid
[^8]: Minoca M. White, _op. cit_