> [!info] Auteur : [[Ferhat Taylan]] Connexion : Tags : Source : https://laviedesidees.fr/Biologie-du-capitalisme --- # Note > [!information] Afin d’y répondre, Barbara Stiegler, professeur de philosophie politique à l’Université de Bordeaux, propose une généalogie très éclairante de l’adaptation comme catégorie centrale du néolibéralisme. Dans la lignée de Michel Foucault, Stiegler met ainsi au jour les références biologiques et évolutionnistes du renouveau du libéralisme, ce dernier s’étant refondé précisément à travers l’idée de la nécessité de l’adaptation de l’espèce humaine à un environnement en mutation. > [!accord] À écouter la plupart des responsables politiques, dirigeants d’entreprises ou de hauts fonctionnaires, dans un monde en constante « évolution », en pleine « mutation », nous serions toujours « en retard » : il faudrait ainsi évoluer, créer de la mobilité, s’adapter. > [!information] Pour ce faire, Stiegler privilégie le débat philosophico-politique qui s’est déroulé dans la première moitié du XXe siècle entre le philosophe pragmatiste [[John Dewey]] et l’influent essayiste Walter Lippmann, notamment conseiller du président Wilson, surtout connu pour le colloque Lippmann, tenu à Paris en 1938, où le concept de « néolibéralisme » serait prononcé pour la première fois. > [!approfondir] Les réflexions de Lippmann et de [[John Dewey|Dewey]] sur l’adaptation incarnent ainsi deux idéaux-types opposés susceptibles d’être reconduits jusqu’à aujourd’hui, ce qui donne toute sa puissance au projet généalogique de Stiegler. On tentera ici d’en dégager les grandes lignes, avant de l’interroger sur la généalogie de « l’environnement » auquel il « faut » s’adapter, ainsi que sur la manière dont elle entend renouveler la lecture foucaldienne du problème. ^a3f777 > [!information] B. Stiegler poursuit ici, sur le terrain du pragmatisme et des sources évolutionnistes du néolibéralisme américain, une enquête philosophique sur la tension entre flux (mobilité, créativité, spontanéité) et stases (institutions sociales de longue durée, constance) qu’elle avait entreprise dans son travail sur Nietzsche (Nietzsche et la biologie, Puf, 2001). > [!information] La séquence historico-théorique débute avec le renouveau de l’évolutionnisme philosophique à la fin du XIXe siècle, lorsque James, Bergson et [[John Dewey|Dewey]] reprochent à Spencer d’être encore trop dépendant des présupposés mécanistes du lamarckisme. [[John Dewey|Dewey]] soutient une vision possibiliste de l’adaptation où l’organisme jouit d’une marge de manœuvre et d’expérimentation, face à Lippmann qui souhaite renouveler le libéralisme en s’appuyant sur une conception spencérienne de la nature humaine, censée s’ajuster à un environnement social et économique qui s’impose massivement. > [!accord] Cette compréhension de l’adaptation comme un ajustement de l’organisme à l’environnement conduit ainsi aux positions dirigistes, faisant de la population la cible d’une politique adaptative au marché, ce qui constitue précisément la spécificité de la proposition néolibérale par rapport au simple « laissez-faire » libéral. > [!accord] Là où Lippmann rêve d’une réadaptation de l’espèce humaine conduite par les experts et par la propagande, [[John Dewey|Dewey]] favorise la communication entre les citoyens qui devrait renforcer les liens sociaux et la communauté politique (p. 95). Lippmann s’appuie sur un modèle politique où les leaders actifs guident les masses inertes, réduisant le public à la passivité absolue, alors que [[John Dewey|Dewey]] s’appuie sur la logique expérimentale de Darwin pour laquelle la vie est une façon d’interagir avec l’environnement, et non un ajustement passif (p. 105). > [!information] Pour le théoricien Graham Wallas (1858-1932) – professeur de sciences politiques à London School of Economics –, dont Lippmann est un disciple, l’évolution devient progressivement le maître mot de la politique puisque l’espèce humaine et son environnement évoluent à une vitesse inédite sous la poussée de l’industrialisation et de l’urbanisation. > [!accord] Il s’agit alors pour la philosophie politique de réfléchir aux moyens de combler l’écart entre les aspects statiques de la vie sociale (institutions, manières de vivre, habitudes) et cette Grande Société caractérisée par les échanges internationaux et la circulation des flux. Cette opposition entre stase et flux montre les assises d’une position qui se dit progressiste, même si elle défend l’adaptabilité la plus obéissante de l’espèce humaine au capitalisme sous les noms de mondialisation et de flexibilité, en discréditant toutes les objections comme réactionnaires et conservatrices. > [!accord] Pour Lippmann et Spencer, l’environnement de la Grande Société s’identifie donc au mode de production capitaliste et mondialisé, auquel les sociétés doivent s’adapter pour survivre. Pour [[John Dewey|Dewey]] au contraire, « l’environnement social se définit par une multiplicité d’interactions possibles, dont les échanges économiques ne sont qu’un aspect parmi tant d’autres » (p. 200). Ainsi, l’opposition entre [[John Dewey|Dewey]] et Lippmann se situe dans l’alternative déjà théorisée par Wallas, où il s’agit soit de « réadapter l’espèce humaine à son nouvel environnement industriel, [soit] de réadapter cet environnement lui-même aux potentialités créatrices des individus » (p. 150). > [!information] Or, l’environnement comme problème philosophique (dont la généalogie est inséparable de celle de l’adaptation) paraît plus profond que la configuration essentiellement américaine à laquelle l’ouvrage est consacré. En effet, Spencer reprend [2] le problème tel qu’il est posé par Auguste Comte dès 1830 à partir des prémisses lamarckiennes, à savoir celui de l’harmonie nécessaire entre l’organisme social et son milieu, érigé alors au rang de projet politique dans un contexte de pacification postrévolutionnaire. > [!approfondir] C’est alors une véritable politique des milieux qui émerge en France au XIXe siècle, qui postule que la société devrait se gouverner en modifiant ses propres milieux [3], jusqu’à Durkheim relisant Darwin pour sa théorie de la division du travail comme outil d’adaptation aux milieux sociaux denses. Cette dimension comparative compliquerait l’affiliation libérale-pragmatiste de l’adaptation, puisque cette dernière s’enracine d’abord dans les ambitions politiques du positivisme, de la sociologie et du socialisme, laissant un héritage que Spencer traduit dans le contexte anglo-américain en le déformant. > [!accord] Or, c’est aussi à l’égard de cette première politique des milieux que les propositions de [[John Dewey|Dewey]] s’avèrent intéressantes, puisqu’il insiste sur les capacités des individus à transformer collectivement leur environnement et à redéfinir ensemble leurs propres fins (p. 263), là où la tradition sociologique française substantialise parfois les milieux sociaux auxquels les individus doivent s’adapter. > [!accord] Cette double conception de l’environnement mériterait sans doute d’être approfondie [4] dans un moment où elle est en crise évidente. B. Stiegler y fait en effet allusion en conclusion de son ouvrage (p. 283), lorsqu’elle identifie l’écologie politique comme un nouveau champ de conflictualité aux côtés de l’éducation et de la santé, ces trois domaines étant concernés par un gouvernement des populations à travers l’injonction de l’adaptation. > [!approfondir] Par ailleurs, Stiegler avance une hypothèse assez forte selon laquelle le néolibéralisme serait devenu une forme de pouvoir disciplinaire, précisément parce que Lippmann constate une déficience structurelle de l’espèce humaine (p. 221) qui appelle des politiques de correction, voire de dressage. Bien qu’elle soit logiquement convaincante, cette hypothèse gagnerait sans doute à être documentée de manière plus précise, d’autant plus qu’elle s’oppose terme à terme à la lecture foucaldienne qui voyait dans le néolibéralisme un adoucissement des disciplines. > [!approfondir] En somme, le livre passionnant de B. Stiegler renouvelle profondément la manière dont la philosophie politique peut se pratiquer, en problématisant les catégories centrales de la modernité qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui et en réactualisant les voies alternatives, sans pour autant tomber dans une vaine érudition. C’est aussi par ses promesses que le livre suscite l’enthousiasme, surtout celle qui consiste à élaborer une « nouvelle conception philosophique et politique du sens de la vie et de l’évolution » (p. 284). Tout un programme, que l’on espère voir aboutir.