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Auteur : [[Cy Lecerf Maulpoix]] & [[Edward Carpenter]]
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Source : https://www.terrestres.org/2025/01/25/amour-nature-et-politique-la-vie-simple-selon-edward-carpenter/
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Pourtant, soulignait-il, l’étendue de son influence, la richesse des communautés qu’il avait contribué à façonner, se dissiperaient bientôt avec le temps. De ses multiples écrits et engagements, il ne resterait plus grand-chose lors du siècle à venir. « Je ne pense pas que l’on se souviendra de lui comme d’un homme de lettres ou d’un scientifique, il ne figurera pas dans l’histoire », ajoutait-il, insistant au contraire sur l’aura exceptionnelle qu’il avait acquise de son vivant
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Prophète en sandales ou « proto-hippie » dégénéré, Carpenter semble avoir été autant adoré que moqué. Le dramaturge socialiste George Bernard Shaw s’agace des prétentions de « noble sauvage » de son camarade au pic de sa gloire, avant la Première Guerre mondiale. Après sa mort en 1929, il est encore pointé d’un doigt dédaigneux et moqueur par George Orwell : « On a parfois l’impression que les simples mots de “socialisme” ou de “communisme” ont en eux une vertu magnétique qui attire irrésistiblement tous les buveurs de jus de fruit, nudistes, porteurs de sandales, obsédés sexuels, quakers, adeptes de la “vie saine”, pacifistes et féministes que compte l’Angleterre3 », écrit-il en 1937.
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L’importance qu’il octroyait à la domesticité, à son environnement humain et non humain, comme aux puissances érotiques et spirituelles du corps et de la conscience a contribué à faire de lui un apôtre excentrique de l’intime et du quotidien – une image qu’il entretenait, il me semble, plus ou moins savamment
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La parution de la version française de La Civilisation, ses causes et ses remèdes, puis de Vers une vie simple a fait connaître à un lectorat francophone contemporain, sensible à ce que l’on a coutume d’associer aux développements de l’écologie, certaines des critiques acérées que Carpenter portait sur sa propre civilisation, coupée de la nature, ainsi que ses analyses sur les bienfaits de la simplification de la vie
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Si l’écologie, née en 1866, désigne un domaine scientifique spécifique5 du temps de Carpenter, la vie et l’œuvre de ce dernier ont été rapprochées de multiples courants du « retour à la nature », souvent considérés comme les prémisses de l’écologie moderne en Occident. Portraituré en précurseur de la décroissance façon « [[Henry David Thoreau]] britannique », Carpenter a tantôt été associé aux transcendentalistes états-uniens, tantôt comparé au mouvement de la Lebensreform (« réforme de la vie ») en Suisse et en Allemagne, ainsi qu’au mouvement naturien français d’inspiration anarchiste
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Son idéal de domesticité rurale, la valeur qu’il accordait au maraîchage et au travail manuel, son rejet du luxe bourgeois, sa tentative de réforme de l’habillement à travers le port de vêtements amples ou sa défense de pratiques naturistes le rapprochent certainement de ces différents courants. L’influence des valeurs et pratiques des cercles transcendantalistes de la Nouvelle-Angleterre sur sa pensée est par ailleurs avérée
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Sa lecture comme sa rencontre, aux États-Unis en 1877, de [[Ralph Waldo Emerson]] sont déterminantes pour ses propres conceptions mystiques d’union entre le sujet et le reste du monde vivant. De même, Walden d’[[Henry David Thoreau]] est maintes fois convoqué dans Mes jours et mes rêves. Ainsi, Carpenter fait écho de sa découverte de l’ouvrage alors qu’il tente de développer un modèle de vie simplifié plus proche de la « nature » dans la campagne environnant Sheffield. Ce dernier est néanmoins troublé par la radicalité du mode de vie décrit par son prédécesseur états-unien dans Walden. Dans ses notes, il cerne une tentative délicate : celle d’établir les modalités d’une vie bonne7 tout en se reconnaissant attaché aux vicissitudes d’un monde en crise
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Car si écologie il y a chez Carpenter, elle concerne autant la maisonnée que le développement d’un autre art de vivre. Elle relève du soin porté à un oikos à la fois plus personnel et plus collectif – à une maisonnée aux multiples échelles, allant de la manière d’habiter ses désirs et les mouvements de sa propre conscience aux rapports tissés avec le monde environnant
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Dans Beautiful Sheffield (La Belle Sheffield), un discours prononcé en 19108, il évoque par exemple les luttes à mener en faveur de la protection de l’air, de l’eau et de la terre dans la région, l’importance de la création d’espaces publics de loisir, de jardins en ville et de la sauvegarde de zones naturelles favorables au renouvellement de la faune et la flore
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Loin de se cantonner à des formes d’usages et de consommations bourgeoises du paysage, Carpenter milite également pour un accès éducatif et pratique des jeunes avec le vivant, l’accès de tous·te·s aux beautés et aux savoirs générés au contact avec le non-humain. Ce « souci » de la nature – profondément imprégné par le romantisme anglais de son siècle10 – excède la simple question de sa destruction et de sa préservation. « La nature était plus importante pour moi, je crois, que n’importe quel attachement humain, et les Downs étaient ma nature », écrit-il dans ses notes autobiographiques à propos des paysages de son adolescence
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C’est en ce sens, il me semble, qu’il faut comprendre, dans Mes jours et mes rêves, ses critiques portant sur l’appauvrissement d’un sens commun de l’habiter – selon lui profondément menacé par le régime capitaliste occidental et colonial. L’instauration de la propriété et de monopoles fonciers en Angleterre comme dans les territoires colonisés, les réformes sur l’usage des terres collectives, la disparition de lieux de sociabilité et d’organisation en ville comme à la campagne s’accompagnent inévitablement d’une désagrégation des pratiques de subsistance comme des formes de pensée collectives. Sa dénonciation de la pollution atmosphérique, des infrastructures hydrauliques tentaculaires souillées par le plomb puis par la chaux qui alimentent le district de Sheffield et les contaminations qu’elles provoquent doit être lue à la lumière de ses semonces à propos de la lente disparition d’un « esprit public »
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Présidant autrefois à l’entretien des éléments naturels par la collectivité locale, son effritement se manifeste aussi par un désenchantement : l’abandon de croyances spirituelles païennes qui ritualisaient des pratiques de lien et de soin avec la vie environnante.
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Voilà qui n’est pas sans rappeler le géographe anarchiste Élisée Reclus11, lequel décrivait comment la perte de l’harmonie entre les peuples et leur terre est une perte esthétique, spirituelle et sensible12. Et Carpenter d’affirmer quelques décennies plus tard, depuis le Nord industriel, que cet appauvrissement ne peut que s’amplifier à mesure que le développement irraisonné de la grande ville et de ses technologies, au service des intérêts commerciaux de la classe bourgeoise, enlaidit et abîme conjointement paysages et individus. Comme son camarade [[William Morris]], Carpenter milite toute sa vie contre l’expansion technologique et pour la démocratisation de l’expérience d’une beauté qui menace de se retirer de la texture même de la vie
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À défaut de pouvoir nous y attarder, mentionnons également l’importance, souvent minorée, des vies animales dans la vie de Carpenter. Son amitié avec Henry S. Salt, socialiste comme lui et fondateur de la Ligue humanitaire, sa présidence du congrès végétarien de 1909 le placent aux avant-postes de l’essor des luttes pour la cause animale
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De même, ses notes émouvantes évoquant sa rencontre « amoureuse » avec son chien Bruno et les élans affectifs et « queer » de ce dernier sont particulièrement saisissantes. Elles témoignent chez Carpenter d’une volonté de reconnaître la dignité, l’intégrité physique et l’intelligence de celleux qui vivent avec lui, de valoriser d’autres formes de camaraderies anticipant immanquablement les remarques de [[Donna Haraway]] sur les espèces compagnes1
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À la différence de certains de ses quasi-contemporains cités plus haut, l’écologie défendue par Carpenter ne peut se comprendre sans évoquer l’élargissement politique et théorique considérable qu’il tisse à partir de la question affective, du désir comme de la sexualité. Elle ne peut en outre s’appréhender avec justesse sans mesurer l’importance jouée par son implication dans les luttes sociales et les bouleversements politiques contemporains
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C’était sans doute une impulsion saine, mais le motif était surtout d’ordre personnel. Je ressentais (à juste titre) le besoin d’un travail physique, d’une vie en plein air et d’un travail quelque peu primitif pour rétablir ma constitution trop lourde. J’éprouvais ce besoin directement et instinctivement, et non pas comme un enjeu débattu et tranché intellectuellement. On a parfois considéré que ce retour à la terre avait été amorcé en raison d’une grande théorie ou d’une ambition de salut social. Mais ce n’était pas le cas. Il n’y avait aucune idée de ce genre en moi, ou s’il y en avait une, elle était de nature très secondaire. Je pensais à mes propres besoins
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L’hiver 1883-1884 fut consacré à un travail acharné, à la mise en ordre de la maison, de la cour et des dépendances, à l’aménagement du jardin, au bêchage de la pelouse, à la plantation de fruitiers et d’autres arbres, etc. Il en fut de même pendant les étés et les hivers qui suivirent, durant quatre ou cinq ans
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C’était trop. Je me souviens de cette période comme d’un moment de grande tension. Je ressentais en effet l’isolement de la campagne, plongé dans une population rurale parfaitement analphabète et peu progressiste (bien plus qu’à Bradway), avec mon ami et sa famille qui, bien que bons et sincères, étaient aussi très concentrés sur leurs préoccupations matérielles. Il n’y avait personne à qui je pouvais parler ou qui pouvait m’aider. Mes amis de Sheffield étaient loin, je ne les voyais qu’une fois par semaine ou presque, et (dans les premières années en tout cas) les visites à Millthorpe étaient rares. C’était trop, et ma santé en souffrit quelque peu ; et pourtant (comme je l’ai dit), c’était plus fort que moi
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Il est étrange de constater à quel point des impulsions et des instincts réprimés déterminent l’évolution d’une vie. Il est certain qu’au cours de ces années, je me familiarisai (ce qui peut sembler particulièrement improbable pour une personne comme moi) avec une grande variété de modes de vie matériels et mécaniques, des détails de la vie domestique jusqu’aux processus de l’agriculture et d’un grand nombre d’autres métiers et activités industrielles. C’est un enseignement qu’aucune université ne pouvait me fournir. Et bien que ma santé nerveuse se dégradât ponctuellement, elle s’améliora dans l’ensemble énormément pendant cette période ; si bien qu’au bout de cinq ou six ans, mes problèmes nerveux avaient complètement disparu, et je devins plus fort que je ne l’avais jamais été auparavant dans ma vie
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L’autre événement qui survint en 1883 fut ma lecture du livre Walden de Thoreau20. Le jour même où j’emménageai dans ma nouvelle maison et sur mon lopin de terre, concrétisant ainsi les tractations et intrigues menées pendant plusieurs années, ce livre me tomba entre les mains, ce qui eut pour effet de me faire perdre complètement pied ! Alors que je venais de m’engager dans toutes les difficultés liées à l’entretien d’une maison et d’une ferme maraîchère, ainsi qu’aux tracas insignifiants mais innombrables du « commerce », un merveilleux idéal d’une simplification de la vie en deçà du niveau de toutes ces activités que j’avais entreprises se présentait désormais à moi et, pendant un certain temps, je me sentis presque paralysé
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Quelle que soit la valeur pratique de l’expérience de Walden, il ne fait aucun doute que ce livre est l’un des plus vitaux et des plus efficaces jamais écrits. Son idéal d’une vie passée au contact de la nature en cultivant la simplicité (bien qu’il ne soit probablement réalisable de façon permanente que par une humanité hautement cultivée, ayant accès à tous les fruits de l’art et de la science, comme [[Henry David Thoreau|Thoreau]] l’avait à Concord)21 a néanmoins secoué les opinions traditionnelles de milliers de personnes. Je dois avouer que cela a contribué à me mettre mal à l’aise pendant quelques années. J’avais l’impression d’avoir ambitionné une vie naturelle et d’avoir complètement échoué, qu’il m’aurait été possible, d’une manière ou d’une autre, d’échapper complètement à cette fichue civilisation alors que, désormais, j’étais attaché, pire que jamais, à son versant commercial
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Car bien que l’homme et la femme ordinaires se voient beaucoup, il arrive souvent que leurs occupations respectives les éloignent beaucoup l’un de l’autre pendant la journée. Or, dans notre cas, nous avons été pratiquement et constamment à portée de main : lorsque nous travaillions côte à côte dans le jardin ou la maison [de Millthorpe], ou tout du moins dans des pièces adjacentes, lors de tous les repas ou presque, de marches à travers les collines pour nous rendre à la gare et à Sheffield, ou lors de voyages en Angleterre ou à l’étranger. Je pense que le fait que notre relation ait survécu à cette mise à l’épreuve quelque peu sévère parle en faveur de cette dernière. Elle a su gagner en grâce et notre intimité, bien que peut-être un peu différente dans son caractère, est tout aussi sincère aujourd’hui qu’elle l’était il y a vingt ans
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Lorsque les personnes qui tiennent une maison ensemble effectuent le travail du ménage, il n’est pas difficile de décider ce qui est nécessaire et approprié et ce qui ne l’est pas. L’effort nécessaire à toute installation ou à tout arrangement domestique tend à proportionner justement ce dernier au sein de l’équilibre même du lieu et à lui conférer ainsi un élément de beauté. Les objets inutiles et donc inesthétiques disparaissent automatiquement. Ce n’est que lorsqu’une maison est entretenue aux frais d’un travail mercenaire ou esclave qu’elle perd sa grâce et son charme